La ville, d’ores et déjà photographique… – Suzanne Paquet

[Été 2009]

…le monde s’identifie à la quintessence des photographies. Cette identification ne s’accomplit pas sans raisons. Car le monde lui-même s’est constitué un visage photographique […] le monde est devenu le présent photographiable, et le présent photographique est entièrement éternisé. ⎯ Siegfried Kracauer, 19271

La photographie, qui est généralement plate, occupe pourtant beaucoup d’espace, pour ne pas dire tout l’espace : espace intime, espace médiatique, cyberespace, espace urbain et ainsi de suite. Sous différentes formes et par toutes sortes de médiations, albums personnels, imprimés en tout genre, écrans cathodiques, panneaux publicitaires, elle nous suit, nous accompagne et nous sollicite.

La photographie est un média public, possiblement le plus public de tous, le modèle et la source de tous les moyens de communication de masse, son avènement correspondant selon Walter Benjamin, à une transformation du « mode de perception des sociétés humaines »2

par Suzanne Paquet

La ville est le site privilégié de l’envahissement (du) photographique. Elle est encombrée de photographies et elle est très souvent elle-même en « condition photographique », état suivant lequel un endroit peut être très bien connu sans qu’il ait jamais été visité3. Et puis la ville est sans cesse parcourue et quadrillée par des preneurs d’images. Déjà les pionniers de la « street photography », qu’ils pratiquaient au dix-neuvième siècle avec un matériel à peine adéquat, ont fixé une certaine image des villes, ce visage reconnaissable. Leurs héritiers, de Walker Evans à Robert Walker, ont pris pour motif d’une certaine photographie urbaine la photographie elle-même, portant un regard fasciné sur toutes ces images qui habitent la ville.

La ville est donc d’ores et déjà photographique, dans tous les sens du terme. Ajouter au spectacle de la ville quelques œuvres photographiques, si artistiques soient-elles, change-t-il quelque chose à la vie urbaine ou à l’image de la cité ?

La photographie artistique parfois sort dans la ville, se montre sur ses murs, s’inscrit dans ce que l’on appelle le domaine public. Deux temporalités de ces manifestations photographiques urbaines peuvent être distinguées, les apparitions éphémères et les mises en place permanentes. Temporalités particulières, définies par les visées liées à la production des œuvres, qui déterminent éventuellement des modalités de réception différentes. Parler de production c’est signaler l’association auteur et promoteur (ou initiateur), car les deux temporalités, le transitoire et le durable, diffèrent quant à l’appareil de production ou d’intentionnalité qui les fait advenir dans l’espace public : les œuvres permanentes, d’intégration à l’architecture, font partie d’un système réglé et normé, alors que les manifestations temporaires autorisent plus de liberté – et éventuellement plus de risques – dans les modes d’apparition.

Considérons quelques œuvres, question de bien voir en quoi diffèrent les modalités de réception rattachées aux aspects temporels. Translucide de Michel Lemieux, Victor Pilon et Jean-François Cantin en façade du Palais des congrès de Montréal et Sans titre de Nicolas

Baier qui se trouve au Pavillon de génie, informatique et arts visuels de l’Université Concordia également à Montréal, se présentent toutes deux comme de grandes verrières définitivement incorporées à leur support, le mur du bâtiment. Access Denied de Thomas Kneubühler, est composée d’une série de portraits photographiques grand format qui étaient disséminées sur les murs de différents édifices du quartier Saint-Henri lors du Mois de la photo à Montréal en 2007. Ayoye de Ken Lum, bannière accrochée à un mur faisant face à l’église Saint-Roch de Québec, a été conçue pour l’événement Habiter du Centre VU en 2006. Ces deux dernières œuvres n’ont été visibles dans l’espace public que quelques semaines.

Translucide et Sans titre peuvent être vues de l’intérieur comme de l’extérieur. Observées de l’intérieur, ce sont des œuvres changeantes et chatoyantes, animées par le mouvement du spectateur, offrant une perspective singulière sur la ville. De l’extérieur toutefois, et c’est assurément la manière habituelle de les appréhender car leur accessibilité est relativement réduite, elles ne peuvent être vues qu’à distance. Ces verrières photographiques ne se perçoivent alors que dans la généralité urbaine, dans une profusion visuelle qui comprend les autres bâtiments, les autres images, toutes les autres formes et couleurs. Dans ce contexte, le destinataire n’est qu’un générique, un promeneur, le passant lambda. D’ailleurs la norme des programmes d’intégration des arts à l’architecture suppose une forme de généralité, privilégiant des messages universalisants, aisément intelligibles, non polémiques. De ce point de vue distant et général, les œuvres participent au théâtre de la ville, aucune saisie intime n’est possible. Éventuellement ces murales photographiques, si remarquables soient-elles, sont si bien intégrées au spectacle urbain qu’on les oublie, qu’on ne les voit plus. De toute façon, une question se pose : dans la mesure où une œuvre permanente n’est pas sujette à controverse ou n’est pas considérée comme un obstacle physique, est-elle réellement visible? Car dans le spectacle de la ville, la sollicitation par les images est telle que si rien de choquant n’apparaît, le regard sera nécessairement distrait, c’est-à-dire attiré par autre chose ou tout simplement inattentif. Cette forme de perception, que Walter Benjamin décrit comme « réception dans la distraction »4, caractérise la vie citadine.

Les œuvres à monstration temporaire, provoquant des rencontres impromptues et un certain saisissement, pourraient vraisemblablement déjouer la perception distraite des habitants de la ville. Les œuvres transitoires s’adressent habituellement à deux catégories de destinataires, les gens du quartier (ceux-là mêmes qui devraient être étonnés par des apparitions subites) et les amateurs d’art qui sillonneront les lieux, plan en main, à la recherche d’une série complète. Pour ces derniers, le parcours n’est pas si différent d’une visite de galerie ou de musée; on arpente des rues plutôt que des salles ou des couloirs, sachant à l’avance de quoi il retourne. Access Denied et Ayoye ont un rapport direct avec les lieux qu’elles occupent, rapport qui serait d’un autre ordre que celui que les œuvres intégrées entretiennent avec leur environnement. Car bien que des « représentants des usagers » fassent ordinairement partie des jurys du programme d’intégration des arts à l’architecture, on ne s’attend pas à ce que ses réalisations interpellent directement les habitants des alentours. Les messages universalisants privilégiés dans ce cas sont plutôt relatifs à la vocation des institutions où les œuvres se trouvent.

Les photographies qui forment la série Access Denied de Kneubühler présentent de manière frontale des gardiens de sécurité plus grands que nature et elles sont accrochées, aux dires de l’artiste5, dans des endroits où la sécurité des citoyens pourrait être menacée, dans un quartier généralement jugé défavorisé. Les habitants du quartier, dont on suppose qu’ils sont au fait des risques potentiels, peuvent donc être questionnés, ou bien outragés, par une pareille série d’images dont les motifs, les formats et l’emplacement peuvent sembler provocateurs. Il en va de même d’Ayoye de Ken Lum qui présente, juxtaposées, les paroles de la chanson éponyme d’Offenbach et la photographie d’une jeune femme d’origine asiatique qui semble chanter dans un micro. À l’évidence, l’œuvre parle d’altérité. Le parvis de l’église Saint-Roch est le lieu de rencontre de ceux que l’on qualifie de « population traditionnelle » du quartier, des gens chez qui les paroles de la chanson peuvent très certainement éveiller un écho, et aussi l’étonnement qu’elles soient accolées à la figure d’une personne immigrante. Mais « l’immigré de l’intérieur » dont il est question dans la chanson d’Offenbach pourrait être, plutôt que cette jeune femme que l’on voit dans la photo, ce résidant « traditionnel » du quartier Saint-Roch que la gentrification obligera tôt ou tard à migrer. L’œuvre peut donc, encore là, provoquer la réflexion, ou la vexation.

Au-delà de cette volonté de s’adresser immédiatement aux résidants des lieux, de telles images portent en elles un piège. C’est celui, bien sûr, de leur trop grande ressemblance avec la réclame publicitaire. Les formats des photographies, et la juxtaposition du texte et de l’image dans le cas de Ayoye, font que le passant pourrait ne pas les distinguer des panneaux ou des bannières promotionnels qui tapissent la ville; d’autant que leur mode d’apparition est tout à fait proche des stratégies de la publicité : le surgissement, les apparitions subites ne sont-ils pas des procédés appréciés des publicitaires ? Le destinataire est alors confondu, ce qui pourrait donner une épaisseur supplémentaire à ces œuvres, dans la mesure où l’artiste en use de façon consentie. Mais cette proximité de l’art et de l’affichage commercial n’appelle-t-elle pas plutôt la réception distraite par laquelle elles seraient comparables aux œuvres intégrées ? Et, si toute œuvre permanente est sujette à ce type de réception, sans égard aux techniques employées, dans le cas des œuvres transitoires c’est précisément le médium photographique qui appelle cette perception. Ainsi, toute photographie inscrite ou apparaissant dans le domaine public semble être d’emblée et irrémédiablement liée au « visage photographique » de la ville contemporaine. Faut-il le regretter ? Pas vraiment, si l’on considère que ces images cohabitent avec les citadins et, qu’au-delà des aléas d’une certaine esthétique de la distraction et du rôle spectaculaire qu’aux yeux de certains l’art public devrait avoir, elles participent, tout simplement, à la vie urbaine.

1 Siegfried Kracauer, « La photographie » (1927), L’ornement de la masse, Paris, La Découverte, 2008, p. 46.
2 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique » (1936), Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 182.
3 Gus Blaisdell et Lewis Baltz, Park City, Albuquerque, Artspace Press, 1980, p. 229.
4 W. Benjamin, op. cit., p. 217.
5 Isa Tousignant, « Access Denied », Hour, 6 septembre 2007. http://www.hour.ca/visualarts/visualarts.aspx?iIDArticle=12885

Suzanne Paquet poursuit des recherches relatives à l’inscription de certains types d’art – art environnemental, art public et photographie plus particulièrement – dans les processus de production paysagers, urbanistiques, spatiaux. Elle a récemment publié Le paysage façonné. Les territoires postindustriels, l’art et l’usage (PUL, 2009). Elle enseigne au Département d’histoire de l’art de l’Université de Montréal.