[Été 2009]
par Patrice Loubier
À l’automne dernier, une affiche rassemblant des photographies de monuments du centre-ville montréalais apparut inopinément sur les façades d’une douzaine de lieux culturels de la ville.
La colonne Nelson, le buste d’Octave Crémazie et la statue équestre commémorant la guerre des Boers, entre autres, firent brièvement irruption sur le Musée d’art contemporain, le Belgo ou la Parisian Laundry. Affichage sauvage sans texte ni légende, ce geste intempestif n’était pourtant pas anonyme, puisque des lettres discrètement surimposées aux photographies composaient une signature fragmentée de l’auteur, Peter Gnass1 ; l’intervention ne s’en imposait pas moins comme une énigme visuelle appelant le passant à constater combien l’image du monument s’y voyait subtilement déplacée.
Gnass en mine d’abord l’unicité : alors qu’un monument occupe isolément la place qui lui est dévolue, en voici plusieurs, juxtaposés dans la promiscuité d’un cadrage serré. Reproduits sur un support de format horizontal, à hauteur du regard, ils se voient aussi privés de l’élévation héroïque de la statuaire traditionnelle. Enfin, ces sculptures « déchues » sont métaphoriquement affranchies de leur site, itinérance que réitère la vue en gros plan ou en contre-plongée qui fait de la statue un détail coupé de son socle et de son environnement. Notons que cette décontextualisation incite à tenter de les reconnaître et de les situer, à les regarder de nouveau, réanimant du coup la perception du familier que, peut-être, on ne voyait plus à force d’habitude… Or un écart plus prégnant encore résulte de la prise de vues : ces statues, dressées ostensiblement dans l’espace public pour s’adresser à nous, Gnass les montre plutôt en train de nous tourner le dos.
Un monument, rappelons-le, matérialise et célèbre la représentation qu’un État, une nation, un groupe se fait de lui-même et de son histoire; il appelle la collectivité à en cultiver la mémoire. Inspirées par des figures du pouvoir et des personnages considérés comme marquants qui, de la Nouvelle-France (Vauquelin) au Québec moderne (Jean Drapeau), en passant par le régime britannique et la Confédération (John A. Macdonald), couvrent toute l’histoire québécoise, ces sculptures sont, au sens fort, des monuments. Le monument, cependant, en dépit de l’autorité avec laquelle il s’impose à la vue et de la pérennité à laquelle il prétend, n’est jamais que l’expression d’une interprétation – partielle et partiale – de l’histoire. Le précipité d’idéologie qu’il constitue l’expose inéluctablement à la « péremption », voire à la controverse2. Et ainsi telle effigie du frère André ou d’un ecclésiastique ultramontain comme Mgr Ignace Bourget ne nous parle plus aujourd’hui avec l’évidence d’autrefois. C’est cette vulnérabilité du monument à la désuétude (à cela même qu’il est censé conjurer par la force de sa présence matérielle et l’éloquence de son interpellation symbolique) que révèle La multitude déchue. La prise de vues privilégiée par Gnass accentue ce message en montrant des statues qui, à proprement parler, ne nous regardent plus – obsolescence que renforce la grandiloquence un peu compassée de leur pose. Ainsi, c’est une façon d’écrire l’histoire et de cultiver la mémoire elle-même révolue qu’accuse aussi l’intervention.
Cette caducité par laquelle le passé s’accuse comme passé est d’autant plus nette que Gnass (re)présente ces monuments là où se diffuse l’actualité de la création au présent, en façade de galeries, de centres d’artistes. Mais il les placarde aussi sur des musées, là où les œuvres proposées à l’appréciation du public qui remportent leur pari sont conservées, reçues par l’histoire; ici, ces monuments itinérants ne semblent plus si déplacés, comme si leur statut artistique scintillait de façon rémanente, leur était momentanément redonné. Mais l’artiste rend moins hommage au monument qu’il ne le cite et n’attente à sa dignité pour mieux le mobiliser. L’affichage clandestin, la « sauvagerie » du geste, le collage hâtif et l’économie de moyens de l’intervention contrastent fortement avec la pompe et le caractère officiel associés à la sculpture commémorative.
À l’inverse d’un Wodiczko ranimant in situ le monument par des projections qui en révèlent le discours « latent », Gnass intervient plutôt sur son image, qu’il déplace, réduit au détail et insère dans une série. Manière de déboulonnement symbolique qui rabaisse la superbe du monument, mais qui le relance aussi au ras d’une pratique du quotidien.
Ainsi, comme toujours chez Peter Gnass, le travail montre-t-il espièglement la prépondérance du point de vue sur l’objet, de la perspective sur la substance – en d’autres mots, de l’empirie du regard, toujours situé, jamais transcendant, sur toute prétention à une connaissance de la chose « en soi ». Phénomène ici moins perceptuel que politique : l’affichage de Gnass met en lumière l’indifférence ou le rapport parfois malaisé que nous entretenons avec le patrimoine, amène à nous interroger sur la pérennité de ce « nous » tacite par lequel le monument nous interpelle, sur ce que ces silhouettes fantomatiques croisées au hasard de nos pas dans la ville nous disent encore et, plus encore, sur ce qu’elles taisent et laissent dans l’ombre.
Peter Gnass vit et travaille à Montréal et en France. Artiste multidisciplinaire intervenant depuis longtemps dans la sphère publique, il a créé plusieurs œuvres urbaines fondées sur une réflexion critique du système de l’art. Ses œuvres font partie de nombreuses collections publiques. La galerie de l’UQAM lui a consacré une exposition rétrospective en 2004.
Patrice Loubier est historien de l’art et critique indépendant; il s’intéresse en particulier à l’art d’intervention et aux pratiques furtives. Il a cosigné plusieurs événements à titre de commissaire, tels Orange (2003), la Manif d’art 3 (2005) et Espace mobile (Montréal, 2008), et enseigne actuellement à l’Université du Québec à Montréal.