Andreas Gursky : Oeuvre 80-08 – John K. Grande

[Printemps 2010]

par John K. Grande

Les photographies d’Andreas Gursky ont une orientation résolument contemporaine qui doit beaucoup à la visibilité grandissante de la photographie sur la scène de l’art contemporain. Cependant, Gursky, au même titre que ses confrères, a sa part dans cette évolution, grâce à ses œuvres photographiques monumentales. Il est donc ironique que Gursky ait autorisé Martin Hentschel, commissaire de l’exposition itinérante organisée conjointement par la Vancouver Art Gallery1, le Kunstmuseen de Krefel, en Allemagne, et le Moderna Museet de Stockholm, en Suède, à présenter ses œuvres dans un format relativement petit, pour la première fois depuis longtemps. Si cette taille réduite diminue l’impact des « célèbres » photographies de Gursky, qui ont l’air presque ordinaires dans un format standard, elle permet de montrer un plus grand nombre d’images. Or les immenses œuvres de Gursky (ses plus récentes) sont saisissantes et se comparent à la peinture historique telle que Jacques Louis David aurait pu la définir.

F1 Pit Stop IV (2007) est aussi proche de Delacroix ou de Géricault que peut l’être l’art contemporain. C’est une épopée moderne, un Radeau de la Méduse à grande échelle, dont les acteurs sont soigneusement mis en scène selon différents niveaux de détail. Deux équipes techniques s’affairent autour de voitures de course. Tous portent un casque et un costume hi-tech, figurines en chair et en os redéfinies sous Photoshop et agencées comme les pièces d’un puzzle – un montage comme William Notman aurait pu en faire au XIXe siècle pour une photographie de foule. Les photos de Gursky impliquent toujours une vue d’ensemble, un contexte plus large. Dans F1 Pit Stop IV, les rangées de spectateurs surplombant les équipes techniques représentent le second niveau de la scène qui s’offre à nous, et à laquelle ils s’intègrent en tant que public.

L’impératif de Gursky relève autant de la sociologie que de la catégorisation – qu’il photographie la Bourse de Francfort avec ses panneaux et ses opérateurs, Monaco, ou le Tour de France. Tous les événements qu’il décrit existent dans le cadre d’un contexte rationnel, voire empirique, aussi global soit-il; mais les individus y apparaissent petits et insignifiants. Dans l’une de ses photographies grand format, Engadin (2006), les skieurs de fond, vus de très loin, sont réduits à de simples points dans une étendue de neige – des points phénoménologiques peut-être, mais des points malgré tout, intégrés au scénario photographique que Gursky déploie à l’échelle mondiale. Collectivement, les skieurs forment une ligne sombre sur la blancheur du paysage hivernal. La pop star Madonna est tout aussi microscopique. Dans cette vue d’un concert prise en 2001, la chanteuse est debout sur la scène au milieu d’un nuage coloré de fans. Aux yeux d’extraterrestres, ils pourraient tout aussi bien passer pour des insectes.

Le même phénomène s’applique à la foule présente au concert de Tote Hosen en 2000. Tout le traitement de la lumière, de la couleur, est orchestré de façon à ce que les spectateurs deviennent une partie d’un tableau à demi abstrait. Les quelques éléments du décor ou de la structure émergent d’un flot infini de gens. À l’arrière d’un immense centre commercial aux murs blancs, les mots TOYOTA et TOYS « R » US se croisent sous les lignes à haute tension. Une autre image montre un groupe de personnes, assises dans leurs transats comme des touristes, au pied d’une montagne impressionnante, voire inquiétante. Ailleurs, la nature menace de nous engloutir tous, comme le Maid of the Mist englouti par la vapeur d’eau devant les chutes du Niagara. Là-haut, deux aigles survolent la scène, appartenant à un univers visuel parallèle. Les gens sont partout : dans un restaurant à Saint-Moritz, à Gênes en train d’attendre le ferry, aux courses de chevaux de Sha Tin, au Ratigen pour la promenade dominicale. On se croirait presque dans une installation de Kim Adams.

Dans une photographie plus petite, 99 Cent (1999), les rangées d’articles regroupés et disposés selon une logique rationnelle dans les allées d’un supermarché s’étalent en une succession de lignes horizontales qui se perdent à l’infini, comme si le photographe nous montrait les économies d’échelle vues non par les consommateurs mais par les machines qui les produisent, car l’architecture s’étale selon les mêmes principes. Le contenant et le contenu sont définis de façon similaire : c’est le génie de Gursky et de sa vision « anormale ». En regardant le photomontage numérique Chicago Board of Trade II (1999), ou celui de la Bourse du Koweït, on se perd dans un mirage d’échanges entre opérateurs et négociants, pareils à une société d’insectes. La vue d’ensemble est celle de Gursky, et donc la nôtre, comme si nous étions perpétuellement en train de traverser ces scènes – ni vraiment impliqués, ni excessivement conscients de leur portée. Les détails d’œuvres antérieures (également en petit format) telles que Dusseldorf, Airplane (1989), où un avion s’élève au-dessus d’un paysage anodin et banal, planté de quelques arbres, et Ruhr Valley (1989), avec sa silhouette solitaire marchant sous la structure d’un pont autoroutier, soulignent l’évolution de Gursky. Déjà, dans ces images plus anciennes, sa vision se concentre essentiellement sur l’activité humaine : structures, production, interactions avec l’environnement – mais ses photographies sont, en surface, aussi insaisissables que du cellophane.

Un étalage de chaussures de sport devient un seul objet dans Untitled V (1997), comme le design intérieur du magasin dans Prada II, deux « grandes photos » de Gursky. Trois tableaux de J.M.W. Turner sont de simples éléments d’installation muséale dans une photo plus petite, en 1995. Une grande toile de Jackson Pollock, malgré toute son intensité expressive, est également restreinte par la sobriété de son cadre architectural : Untitled VI (1995). Deux photos de taille plus modeste (Untitled X et Untitled XI), en 1999, font l’inverse, agrandissant le détail d’un tableau exécuté par un peintre célèbre. Au milieu d’une forêt de coups de pinceau, composition et contexte disparaissent, et le tableau devient une étude sociologique ou phénoménologique.

L’impératif de Gursky relève autant de la sociologie que de la catégorisation – qu’il photographie la Bourse de Francfort avec ses panneaux et ses opérateurs, Monaco, ou le Tour de France.

Gursky est tout autant sociologue que chroniqueur d’une économie globale en accélération. Son image abstraite d’une voie rapide au Bahreïn, entourée de sable, est irréelle au point de ressembler à une peinture naïve. Les parasols alignés sur une plage de Rimini dessinent une procession prévisible, rationnelle et apparemment sans fin. À Amsterdam, un terrain de jeux photographié en 2003 révèle également un monde où les humains dominent, décrivent et transforment le paysage à des fins de récréation et de production. Des chefs d’entreprise président une assemblée générale annuelle depuis des tribunes insérées dans d’immenses photos murales de sommets alpins, au-dessus desquels leurs logos semblent flotter sur l’image d’un ciel vertigineusement pur – Siemens, VW, Bayer, Lufthansa, Metro AG… Autre réalité, celle du développement à Hong-Kong : un puits d’espace rempli de grues, d’excavatrices et de matériaux de construction, entouré de gratte-ciels d’habitation – dantesque! Ingénieux humains, diaboliques humains. L’humanité dessine un monde à sa ressemblance, nous suggère Gursky. Il passe aisément du microcosme au macrocosme : Supernova (1999) capture un peu de cet univers invisible à l’œil nu. Et ce mystère fait partie de la photographie/vision/construction mentale de Gursky : il parvient à la transmettre avec une innocence totalitaire et une sophistication capitaliste. Qu’il s’agisse de l’espèce humaine ou de l’univers où nous vivons, sa méthodologie, presque empirique, est essentiellement humaine. L’encyclopédie du vivant à laquelle il travaille est constituée d’images.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 L’exposition Andreas Gursky : Werke/Works 80-08 était présentée par la Vancouver Art Gallery du 30 mai au 20 septembre 2009.

John K. Grande est conservateur émérite de l’événement « Earth Art » aux Royal Botanical Gardens à Hamilton, Ontario. Il est l’auteur de Balance: Art and Nature, Black Rose Books, 1994, d’Art Nature Dialogues: Interviews with Environmental Artists, State University of New York Press, 2007, et de Dialogues in Diversity: Art from Marginal to Mainstream, Pari Publishing, Italie, 2008. Ses derniers ouvrages sont The Landscape Changes, Propect/Gaspereau Press, 2009, et Art Allsorts: Writing on Art & Artists, 2 vol, Go If Press, 2008,2009.