[Hiver 2013]
Par Gaëlle Morel
Après avoir consacré plusieurs projets au monde du travail, la photographe et vidéaste montréalaise Emmanuelle Léonard interroge dans ses œuvres les plus récentes les notions de trace et d’information visuelles. Depuis 2007, l’artiste réalise des vidéos et des séries photographiques1 portant sur les thèmes de la police et de l’enquête judiciaire2. Avec le projet Homicide, détenu vs détenu, archives du Palais de justice de la ville de Québec (2010), Léonard se réapproprie un ensemble de clichés originellement produits et conservés par l’administration judiciaire. Cette réappropriation suggère un apparent retrait de l’artiste, mais l’exploitation créative de photographies existantes permet en fait de redéfinir le statut des images. Par l’intervention de l’artiste-archiviste3, le caractère probatoire attribué au médium se trouve remis en question. D’autre part, l’artiste donne à voir des tirages habituellement ignorés et dont la visibilité est réservée à un public limité et spécialiste. Léonard examine ainsi la confidentialité juridique et l’accès restreint à ces espaces reclus chargés de la conservation des images.
Nouvelle fonctionnalité des images. Homicide, détenu vs détenu […] se compose d’un plan dessiné (ill.) et de quarante-quatre photographies noir et blanc de format 33 x 37 cm. Les clichés originaux en couleur ont été pris en 1997 par un agent de police dans le cadre d’une enquête criminelle suite à l’assassinat d’un détenu par son compagnon de cellule. Conservé aux archives du Palais de justice de la ville de Québec, l’ensemble mêle les points de vue : aux plans rapprochés sur des objets précis (papier blanc, crayon de bois, écouteurs) (ill. 20) s’ajoutent des vues générales montrant l’organisation de la pièce (ill. 13). Les règles adoptées lors de la prise de vues correspondent à des codifications visuelles censées déterminer la valeur des images dans le cadre judiciaire (ill. 42). L’espace exigu est découpé de façon systématique et les photographies répertorient méthodiquement les traces de sang sur le sol et les murs (ill. 4), les vêtements épars, le mobilier, la vaisselle (ill. 23) et les cahiers posés sur les étagères. L’enregistrement des marques du crime alternent avec des vues révélant le quotidien des deux détenus. Léonard se concentre sur la représentation de la violence, réelle ou symbolique, mais se refuse à toute approche dramatique ou sensationnaliste. Elle parvient notamment à démontrer le paradoxe entre l’apparente neutralité esthétique et l’aspect clinique des photographies, et la brutalité des faits évoqués.
Certaines images révèlent des formes abstraites et énigmatiques (ill. 44), impliquant une « réflexion sur la valeur d’évidence de l’image »4. Le cadrage morcelle l’espace de façon apparemment aléatoire et arbitraire, coupant la porte et la fenêtre, ou présentant des éléments partiels du mobilier (ill. 14). L’artiste ignore le caractère informatif et l’application première des images. Elle exclut de son projet le cahier des charges descriptif qui accompagne normalement les photographies. Ce manuel sert notamment de référence et de guide technique au photographe-policier, afin que ses images répondent aux attentes précises de l’administration judiciaire. Dans Homicide, détenu vs détenu […], seuls les éléments de contexte sélectionnés et fournis par l’artiste – le plan de la cellule, la note d’intention, la numérotation des images – permettent d’appréhender et de donner sens à l’ensemble.
L’« esthétisation de la documentation »5 opérée grâce à la démarche de Léonard provoque un glissement, voire une modification profonde du statut de l’archive. La manipulation et le déplacement des photographies transforment les documents administratifs en œuvres accessibles au grand public. Les photographies des traces censées attester du drame sont désormais évaluées à l’aune de critères esthétiques, altérant leur valeur originelle d’enregistrement et d’empreinte. Si la réappropriation du corpus implique une forme de repli de l’artiste, ce retrait est compensé par la valeur conceptuelle du projet, le choix du sujet dans les archives et la disposition des tirages dans l’espace de la galerie.
Confidentialité des images. Ayant perdu leur valeur d’usage, ces images produites dans le contexte judiciaire sont tombées dans le domaine public et offrent l’occasion à Emmanuelle Léonard de détourner et d’interroger leurs qualités originelles. La condition de l’archive est la constitution d’une instance et d’un lieu d’autorité auxquels se confronte ouvertement l’artiste. Mis en ordre, institutionnalisés et consignés, ces documents utilisés dans Homicide, détenu vs détenu […] et conservés par le Palais de justice de la ville de Québec répondent à des normes et à un système juridique. En modifiant l’usage testimonial et historique originel de ces photographies d’archive, et en appréciant leurs qualités esthétiques, l’artiste pose un regard critique sur le lieu dédié à leur conservation. Le site témoigne d’une organisation spatiale codifiée et d’un agencement conventionnel auxquels Emmanuelle Léonard fait écho par le biais de son installation (ill., vue d’installation de l’exposition à la Gallery 44). Les images exposées au mur sous la forme d’une grille uniforme et symétrique, à la structure méticuleuse, offrent un équilibre qui souligne le caractère ordonné de l’archive choisie. Néanmoins, par son intervention, l’artiste interroge le fait de collecter, de sélectionner et d’exclure des images, introduisant du désordre et un trouble notable.
Ces sites emblématiques du pouvoir politique et administratif proposent souvent une accessibilité restreinte. L’artiste réinvente son propre rôle en présentant ces photographies normalement invisibles dans un contexte différent. Elle semble répondre à ce que Jacques Derrida nomme le mal d’archive, une quête de l’archive menacée de disparition6. Explorant la question légale de l’accès à ces images, Léonard offre une relecture de ces tirages habituellement réservés à des yeux avertis.
Souvent composée d’images « sans » auteur reconnu, l’archive se révèle un matériau ductile et malléable pour la création7. Avec Homicide, détenu vs détenu […], Emmanuelle Léonard expose des tirages utilisés dans le cadre précis d’une enquête de police, et ignorés une fois l’affaire close et jugée. Collectant et recyclant les photographies trouvées dans le dossier criminel, elle suggère la possibilité d’une expertise alternative, posant un regard d’artiste sur ces documents et sur l’aspect réglementé des lieux de conservation. L’appropriation, la réinterprétation et la reproduction de ces images ouvrent la voie à un récit présenté par Léonard à différentes occasions. L’histoire de l’artiste et de sa quête d’archives mêlent imaginaire et réalité vécue, donnant lieu à une forme de performance à chaque fois renouvelée.8
2 Voir Gaëlle Morel, Emmanuelle Léonard: A Judicial Perspective, Toronto, Gallery 44, 2011.
3 Voir notamment Hal Foster, « Archival Impulse », October, n° 110, automne 2004.
4 Nathalie de Blois, Emmanuelle Léonard : Un livre de photographies, Montréal, Occurrence, 2005, p. 34.
5 Anne Bénichou, « Ces documents qui sont aussi des œuvres… », dans Anne Bénichou (dir.), Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 47.
6 Jacques Derrida, Mal
d’archive : une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 142.
7 Voir notamment : Okwui Enwezor, Archive Fever. Uses of the Document in Contemporary Art, cat. exp., New York-Göttingen, icp-Steidl, 2008 ; Sven Spieker, The Big Archive: Art from Bureaucracy, Cambridge, Massachusetts, mit, 2008 ; Peggy Gale et Doina Popescu (dir.), Archival Dialogues: Reading the Black Star Collection, cat. exp., Toronto, Ryerson Image Centre, 2012.
8 Voir par exemple http:/vimeo.com/30200316
Emmanuelle Léonard vit et travaille à Montréal (Québec). Elle utilise la photographie, la vidéo, le film, l’animation et le support papier-journal pour en faire ressortir de fortes significations sociales, culturelles et politiques. Elle explore les conventions de la photographie documentaire, de presse et médico-légale, ainsi que celles de la surveillance vidéo. L’artiste est titulaire d’un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia et d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. Elle compte à son actif de nombreuses expositions personnelles et de groupe, notamment à Montréal, à Toronto, à Québec, à Berlin et à Paris, et a dernièrement participé à la Triennale québécoise au Musée d’art contemporain de Montréal 2011. Une sélection de ses œuvres a été exposée jusqu’à tout récemment dans le cadre du prix Grange 2012 au Musée des beaux-arts de l’Ontario. emmanuelleleonard.org
Gaëlle Morel est conservatrice des expositions au Ryerson Image Centre (Toronto). Docteur en histoire de l’art contemporain, elle est membre du comité de rédaction de la revue bilingue Études photographiques et a été commissaire invitée du Mois de la Photo à Montréal en 2009.