[Hiver 2013]
Par Vincent Lavoie
À l’été 1962, le département de police de Mansfield, en Ohio, persuadé que les pratiques homosexuelles prédisposent à la perpétration de graves crimes contre la personne, décide de mettre sous surveillance les toilettes publiques d’un important parc de cette ville. Le lieu est alors suspecté d’être le théâtre d’activités sexuelles clandestines entre hommes de divers âges, origines et extractions sociales. La police entreprend alors de documenter subrepticement les allées et venues de ces personnes, confiante de parvenir à enregistrer sur pellicule couleur de 16 mm des actes de sodomie, délit alors passible d’une peine d’emprisonnement minimale de un an. Pendant plus de trois semaines, une caméra cachée derrière le miroir d’un distributeur de serviettes capte les scènes délictueuses. Les comptes rendus de l’époque saluent cette prouesse policière et technique mettant enfin à nu ce « nest of bestial depravity »1, honte de la petite ville de Mansfield. Sur la foi des images produites et déposées en cour de justice, plusieurs hommes sont condamnés et incarcérés. L’admissibilité en preuve de ce document filmique fut accordée à la condition expresse de n’effectuer aucun montage. Quelque temps plus tard, la Highway Safety Foundation, organisation soutenant la réalisation de films-chocs conçus dans l’intention de corriger les conducteurs impétueux, produit à l’aide de ce matériau brut un film intitulé Camera Surveillance destiné à la formation des officiers menant de semblables traques. Exposant sous la forme de reconstitution les méthodes employées par les policiers de Mansfield, le film est accompagné d’un commentaire vantant l’utilité sociale de réprimer par la surveillance et l’enregistrement filmique les actes de « déviance » sexuelle. Ce film devient à son tour la matière première d’une première oeuvre que William E. Jones consacre à la documentation policière des activités sexuelles des gays.
Réalisée à l’aide d’une mauvaise copie téléchargée sur le Web, Mansfield 1962, 2006 en est une réédition condensée, monochrome et muette du document original. La suppression des commentaires accusateurs, la piètre qualité des images, le noir et blanc et le montage concourent à vider le document de sa dimension inquisitrice. La réalisation de cette œuvre s’inscrit dans le cadre d’une importante recherche documentaire qui conduit Jones à récupérer la version couleur non retouchée de 1962. De ce document filmique, il réalise Tearoom (1962/2007), une vidéo de 56 minutes reprenant sans le modifier l’enregistrement original.
Tearoom fait le procès de l’image accusatrice par la sauvegarde d’une part, du matériel visuel confidentiel produit en vertu de protocoles d’enquête obsolètes et répondant à des impératifs de salubrité morale révolus, par la mise au jour, d’autre part, d’une forme de discursivité infamante où les images s’imposent comme les principaux instruments d’une inquisition sexuelle mêlée de voyeurisme.
Tearoom fait le procès de l’image accusatrice par la sauvegarde d’une part, du matériel visuel confidentiel produit en vertu de protocoles d’enquête obsolètes et répondant à des impératifs de salubrité morale révolus, par la mise au jour, d’autre part, d’une forme de discursivité infamante où les images s’imposent comme les principaux instruments d’une inquisition sexuelle mêlée de voyeurisme. Faire le procès de ces images consiste dans un premier temps à documenter les conditions pratiques et légales de leur production. Ayant mené sa propre enquête, Jones révèle, dans la publication accompagnant la présentation publique de Tearoom, au moyen de la reproduction d’articles et de documents liés à cette affaire, ainsi que de confessions et de témoignages plus récents, toute la sophistication de l’opération. Au chapitre technique, il convenait tout d’abord de mettre en place des conditions optimales d’enregistrement : repeindre les murs des toilettes en clair pour une meilleure luminosité, installer des ampoules plus puissantes, trafiquer un distributeur de papier en le munissant d’un miroir sans tain, percer un orifice dans la porte où se trouve le distributeur, placer un policier tenant une caméra 16 mm derrière cette porte. L’installation du piège a été effectuée la nuit alors que les toilettes publiques du Central Park de Mansfield étaient fermées. Sur le plan logistique, rien n’était laissé au hasard. Une fois les images compromettantes réalisées, le policier communiquait par talkie-walkie à un collègue posté dans un immeuble voisin la description physique du suspect. Un policier à motocyclette devait alors aborder l’individu et recueillir en invoquant un motif fallacieux son identité et ses coordonnées.
L’arrestation survenait quelques jours plus tard2. Enfin, la composante juridique de l’opération se devait d’être irréprochable. Il en allait de l’admissibilité en preuve des images. Les toilettes publiques comportent des lavabos, des urinoirs mais également des cabines fermées, lesquelles constituent des espaces privés inviolables au regard de la loi, sauf si la porte de celles-ci est ouverte ou retirée. Voilà pourquoi Tearoom montre pour l’essentiel des scènes se déroulant dans l’entrebâillement de la cabine, soit précisément sur cette frange départageant la faute punissable de l’acte juridiquement intouchable. C’est à l’intérieur de ce cadre légal que les images ont pu être produites. Il fallait ensuite en assurer le traitement et la distribution aux autorités concernées. Une ordonnance de la cour a ainsi dû obliger la firme Eastman-Kodak, choquée par le caractère obscène des images, à restituer les pellicules développées par ses soins.
Faire le procès de ces images consiste également à interroger les ressorts de leur fonction délatrice. Dans Camera Surveillance, le chef de la police de Mansfield, C.W. Kyler, ne ménage pas sa satisfaction devant le fait que de telles preuves (evidence of that nature) puissent être enregistrées sur film couleur, comme si cette dernière apportait au document incriminant un supplément d’infamie utile à sa cause. La couleur intensifie le réalisme, ce que les cours de justice américaines reconnaissent depuis les années 19403. Les vertus probatoires de la couleur participent ainsi pleinement de l’arsenal accusatoire de la police de Mansfield en apportant une touche calomnieuse parce que réaliste à ces ébats masculins « so shockingly and authentically documented4. » Tel un coming out visuel, Tearoom met en circulation des images discrètes que personne sauf les acteurs du système judiciaire ne devait voir. Et pour cause, ces images honteuses, par-delà les actes qu’elles documentent, trahissent le voyeurisme d’une opération ambiguë. Car sous un couvert pédagogique et moraliste, cette intervention répressive s’est en définitive trouvée à instituer un répertoire iconographique homo-érotique inédit.
2 Pour la description complète de la procédure, voir Hohn P. Butler « No Discrimination », dans The Best Suit in Town, Punta Gorda, Floride, Royal Palm Press, 2001, reproduit dans Tearoom, op. cit., p. 14-15.
3 Voir Edwin Conrad, « Color Photography, an Instrumentality of Proof », The Journal of Criminal Law, Criminology, and Police Science, vol. 48, nº 3, 1957, p. 321-332.
4 « Two Editorials », loc. cit., p. 5.
William E. Jones, artiste et réalisateur de cinéma, a grandi en Ohio et vit et travaille à Los Angeles. Il a réalisé deux longs métrages expérimentaux, Massillon (1991) et Finished (1997), plusieurs vidéos de courte durée dont The Fall of Communism as Seen in Gay Pornography (1998), le documentaire Is It Really So Strange? (2004) et de nombreuses instal- lations. Son travail a été montré à la Cinémathèque française et au Musée du Louvre, à l’International Film Festival Rotterdam, au Sundance Film Festival, au Museum of Contemporary Art, à Los Angeles et au Museum of Modern Art de New York. Ses films et ses vidéos ont fait l’objet de rétrospectives au Tate Modern, à Londres en 2005, à l’Anthology Film Archives, à New York, en 2010, à l’Österreichisches Filmmuseum, à Vienne, et à l’Oberhausen Film Festival en 2011. Son travail est exposé à la David Kordansky Gallery à Los Angeles, à la Galleria Raffaella Cortese, à Milan, au Modern Institute, à Glasgow, et à la galerie WhiteCube, à Londres. williamejones.com
Vincent Lavoie est professeur au département d’histoire de l’art de l’UQAM. Au croisement des études photographiques, de l’esthétique et de l’histoire de l’art, ses recherches portent sur les représentations contemporaines de l’événement et les formes photographiques de l’attestation visuelle. Ces intérêts de recherche ont donné lieu à la réalisation de plusieurs publications, parmi lesquelles Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse (Paris, Éditions Hazan, 2010), et Imaginaires du présent. Photographie, politique et poétique de l’actualité (Montréal, Cahiers ReMix Figura, 2012, en ligne).