[Printemps-été 2013]
Par Pierre Rannou
Tout en mettant sur pied l’organisme Diasol en 2002 et le collectif de production mexico-québécois FueralDFoco en 2007, Patrick Dionne et Miki Gingras, qui travaillent en duo depuis 1999, réalisent des projets photographiques aussi bien au Nicaragua et au Mexique qu’au Québec. Loin de la figure des chasseurs d’images et des grands reporters, ils apparaissent plutôt comme des pédagogues de l’image photographique. Leurs interventions visent autant la documentation du monde contemporain que l’enseignement des rudiments de la photographie. Ainsi, si certains projets du duo, comme Humanidad et Mémoire, s’articulent autour de la formation de sténopistes, à qui on montre aussi bien la fabrication d’appareils de fortune que la prise de vue, afin qu’ils documentent leurs milieux de vie, d’autres donnent plutôt l’occasion à Dionne et Gingras de produire des portraits marqués par leur intérêt pour les questions politiques, sociales et culturelles. En 2009, ils se sont donc lancés dans un immense chantier visant à mettre en question la figure des différents quartiers de la ville de Montréal. Intitulé Identité, le projet a pris naissance au cœur de Montréal-Nord, avant de se transporter du côté de Notre-Dame-de-Grâce, puis de Côte-des-Neiges. Deux ans plus tard, les deux photographes se tournaient vers le quartier Centre-Sud.
Dans chacun des quartiers, les deux photographes ont voulu produire un portrait collectif sous forme de fresque. Dans Centre-Sud, 350 citoyens ont répondu à l’invitation et été mis à contribution pour la construction de l’image, alors qu’on leur déléguait la responsabilité de choisir aussi bien la pose que les accessoires avec lesquels ils voulaient être représentés. Au-delà de la simple possibilité donnée aux participants de se mettre en valeur, car il est évident que Dionne et Gingras ont pris le parti de photographier des individus et non une masse anonyme, il s’agissait de leur faire réaliser qu’ils allaient ainsi se dévoiler, en rendant visible ce qui les constitue en propre, mais aussi révéler leur relation aux autres habitants de ce coin de la ville. Certains ont opté pour une mise en scène individuelle, mettant en avant leur passion pour les sports, comme Mario (vélo), Josué et Maxim (hockey), Okeya et Mahjabin (soccer), Tariq (karaté) ou Kelly, Alpha et Rimsky (basketball), ou leur amour de la création, comme Anne (courte-pointe), Nicole (broderie), Pierre (peinture), Laurent (design), Robert (danse) ou Jeanne (musique et chant). D’autres ont plutôt choisi le modèle du portrait collectif, comme les participants de l’Atelier des lettres qui apparaissent lisant leur ouvrage littéraire ou encore les gens du Marché solidaire Frontenac et des Rencontres Cuisines, qui se montrent déguisés en aliments. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Dionne et Gingras aient décidé d’inclure dans la fresque une séance du conseil d’administration de DIASOL. Plus qu’un simple clin d’œil, ce morceau de fresque peut indiquer qu’ils ne font pas que recevoir passivement les propositions, mais qu’ils s’impliquent directement en considérant l’ensemble des suggestions qui leur sont soumises.
Dans chacun des quartiers, les deux photographes ont voulu produire un portrait collectif sous forme de fresque. Dans Centre-Sud, 350 citoyens ont répondu à l’invitation et été mis à contribution pour la construction de l’image, alors qu’on leur déléguait la responsabilité de choisir aussi bien la pose que les accessoires avec lesquels ils voulaient être représentés.
Peu étonnant dès lors de constater qu’ils aient choisi de renouer avec l’esprit des photographies composites, fort populaires à la fin du XIXe siècle, pour réaliser les portraits photographiques de groupe. À l’origine, c’est la longueur du temps d’exposition pour la prise de vue qui amena les photographes à adopter cette pratique, afin de diminuer les risques de flou occasionnés par les sujets bougeant lors de la réalisation du cliché. Le procédé, assez simple, consistait à effectuer un portrait individuel que l’on découpait consciencieusement avant de le joindre à d’autres portraits individuels sur un fond peint ou photographié selon les cas. Certains des maîtres du genre, comme Oscar Gustav Rejlander et Henry Peach Robinson, pensèrent rivaliser ainsi avec les peintres. D’autres, comme le Montréalais William Notman, considéraient plutôt la technique comme une façon simple et efficace de réaliser les commandes de portraits de groupe. Contrairement à leurs prédécesseurs historiques, les deux photographes ne prédéterminent pas la composition de l’ensemble et n’en dressent aucune esquisse a priori. Il importe d’ailleurs de signaler que le portrait collectif du quartier Centre-Sud ne s’articule pas sur un décor unique. Il s’agissait plutôt de traduire ses différentes facettes et de mettre en lumière le grand dynamisme des organismes du quartier (Comité social Centre-Sud, Comité logement Ville-Marie, Écomusée du fier monde), tout en y intégrant son histoire (les usines de l’ancien Faubourg à mélasse, la grève des pompiers d’octobre 1974) et les grandes institutions qui y sont établies (la tour de Radio-Canada, le clocher de l’UQAM). En analysant la disposition de chacun de ces éléments dans la fresque, on peut en déduire que les photographes laissent entendre que malgré leur importance, les grandes institutions ne jouent qu’un rôle marginal dans la vie réelle du quartier : elles sont regroupées en bordure de l’image, contrairement aux organismes placés vers le centre de la composition.
En renouant avec l’idée d’une image composite, Dionne et Gingras nous obligent aussi à prendre conscience du caractère construit de notre identité collective, qui, à l’instar de la réalisation de l’œuvre, est une aventure pleine de riches rencontres humaines. Ainsi, en déployant leur studio improvisé pour la réalisation des portraits dans les locaux du Comité social Centre-Sud, Dionne et Gingras ont choisi un lieu à la fois symbolique et essentiel, puisqu’il constitue un véritable carrefour pour de nombreux résidants du coin et un des pôles importants de la vie du quartier. De même, le choix d’en exposer le résultat dans le hall de la maison de la culture Frontenac est aussi très judicieux, car il marque le désir de reprendre l’espace public, de l’occuper, et de rappeler le rôle que ces gens jouent dans la vitalité de ce coin de la ville. Collée à même les fenêtres du grand hall, la fresque photographique, extrêmement lumineuse, n’est pas sans rappeler les immenses placards qu’utilisent les publicitaires pour attirer notre œil. Ici, l’éclat n’est pas mis au service d’une marchandise dont il faut mousser les ventes, mais sert à magnifier les gens, à leur donner une sorte de caractère héroïque. À cet égard, la mise en représentation des participants de Sentier urbain et de l’écoquartier Sainte-Marie leur donne des allures de résistants et de protecteurs de l’environnement. De même, la section de l’œuvre consacrée aux femmes militantes du quartier, représentées avec leur banderole, leur porte-voix et soutenant le pont Jacques-Cartier va bien au-delà de la simple figuration. D’ailleurs, leur rapprochement avec les manifestants du printemps érable peut apparaître comme un commentaire politique fort de la part des photographes.
En ce sens, j’aime à penser que le recours par deux fois à des petites scènes tirées d’œuvres de Diego Rivera indique la vision avec laquelle Dionne et Gingras voudraient que l’on scrute leur travail. Au-delà du simple recensement visuel des habitants du secteur, le portrait collectif est une invitation à prendre le temps de se voir vivre ensemble, de comprendre ce qui lie les gens qui bien souvent ne prennent plus le temps de se percevoir comme une collectivité. En discutant avec les participants, Dionne et Gingras activent moins une mémoire des lieux qu’un projet, une vision se construisant au jour le jour. À lire les récits, les mots ou les explications des gens qui ont pris la pose, on saisit encore un peu plus ce qu’ils perçoivent d’eux-mêmes, de leurs valeurs et de leurs cultures1. Loin de l’habituel recours à l’esthétique du « storytelling », le dispositif déployé par les photographes redonne toute la place aux participants, leur cède complètement le rôle d’identifier la collectivité. Voilà pourquoi il me semble que Dionne et Gingras apportent un tout nouveau sens à la notion de photographie humaniste.
Depuis 1999, Patrick Dionne et Miki Gingras créent conjointement des oeuvres photographiques qui présentent des réalités sociales. Ils réalisent leurs projets au Québec et en Amérique latine. Ils ont reçu un prix à Medellin, Colombie pour Humanidad, les enfants travailleurs du Nicaragua lors du 18e Concours latino- américain de photographie. Depuis 2009, ils réalisent des murales photographiques sur le thème de l’identité avec la population dans différents secteurs de la ville de Montréal. Ils ont de nombreuses expositions à leur actif au Québec, au Canada et en Amérique latine. Patrick Dionne et Miki Gingras vivent et travaillent à Montréal. http://patmiki.blogspot.ca
Critique et historien de l’art, Pierre Rannou agit à titre de commissaire d’exposition. Il a publié quelques essais, participé à des ouvrages collectifs, rédigé plusieurs opuscules d’exposition et collaboré à différentes revues. Il enseigne au département de cinéma et communication et au département d’histoire de l’art du collège Édouard-Montpetit.