[Automne 2013]
S’il est un secteur de l’édition qui semble échapper à la crise de l’imprimé engendrée par l’essor de l’édition numérique, c’est bien celui du livre photographique. La multiplication actuelle des publications de ce type est telle qu’il paraît légitime de croire qu’elles supplanteront éventuellement l’exposition comme principal moyen de diffusion et, surtout, de création de la photographie. Démocratique et protéiforme, le livre photographique a en effet permis l’ouverture d’une brèche au sein des instances traditionnelles de consécration du médium. En marge des galeries, des musées et des magazines, le livre apparaît désormais pour un nombre croissant de créateurs et d’adeptes comme étant un champ distinct de la discipline, une « forme d’art autonome »1, comportant ses propres institutions, ses publics et ses communautés d’intérêts.
Amorcée au tournant du XXIe siècle avec la publication des premiers ouvrages de référence portant sur le sujet2, l’autonomisation du champ du livre photographique est grandement imputable à la parution, en 2004 et en 2006, des deux volumes de The Photobook: A History3. Fort de l’expertise indéniable des auteurs – le photographe Martin Parr et le critique Gerry Badger –, l’ouvrage recense les livres photographiques qui constituent, selon ces spécialistes, des contributions marquantes de cette histoire parallèle de la photographie : du Pencil of Nature de Talbot au Fauna de Fontcuberta, en passant par les livres d’artistes d’Ed Ruscha ou encore d’Hans-Peter Feldmann. Fournissant au champ du livre photographique des assises historiques suffisamment solides pour fonder un nouveau territoire d’investigation, le panorama international proposé par Parr et Badger a ouvert la voie à d’autres publications abordant la question du point de vue national ou stylistique,4. Si la publication de ces ouvrages, témoigne de l’existence d’un lectorat suffisamment considérable pour la justifier, leur efflorescence atteste principalement de la nécessité éprouvée par les acteurs de ce champ de puiser dans l’histoire les ressources pour légitimer la contemporanéité du livre photographique en tant que forme d’art.
Cette entreprise de légitimation, qui n’est d’ailleurs pas étrangère à l’inflation phénoménale connue, sur les sites d’enchères en ligne, par la valeur des ouvrages sanctionnés par l’histoire, a permis l’institution d’un marché organisé, comme celui des tirages photographiques5, en fonction de la rareté. Et celui-ci autorise l’exercice agressif de la spéculation6. Alors qu’il y a quelques années à peine, le livre photographique n’était prisé que par un cénacle de collectionneurs avertis, de nouvelles institutions spécialisées en la matière jouent aujourd’hui un rôle capital au sein de ce nouveau marché7 : elles contribuent, dans un même geste, à démocratiser un certain connoisseurship, à actualiser constamment l’offre et la demande de nouveaux titres et, enfin, à faire augmenter le nombre de consommateurs, pour ne pas dire de spéculateurs.
Bien qu’intéressantes, ces implications historiques, économiques et sociologiques liées à l’essor du livre photographique ne sont jamais que les symptômes d’une réalité encore plus passionnante qui constitue la raison d’être de ce type de publications : leur ancrage dans la création. Car l’intérêt premier de tout livre photographique n’est pas, espérons-le, sa valeur-refuge, mais bien sa capacité à tirer profit des caractéristiques intrinsèques de la forme du livre pour faire accéder un corpus photographique au rang d’œuvre d’art. Si l’on reconnaît que le livre photographique constitue une « forme d’art autonome », il convient de se demander en quoi consiste cette dernière ou s’il existe un canon qui, nonobstant la diversité des livres, les subsumerait tous sous une seule et même définition. À la perspective d’une réponse essentialiste, et donc désincarnée, à cette question, il semble préférable de tourner notre attention vers une pratique artistique exemplaire des enjeux actuels sous-tendus par la production de livres photographiques puisque entièrement justifiée par cette dernière : celle du photographe américain John Gossage.
Au sein du monde, en pleine expansion, du livre photographique, l’autorité de Gossage n’est plus à faire. Depuis la parution de The Pond, ouvrage publié par Aperture en 1985 et qui est depuis l’objet d’un véritable culte pour avoir considérablement rénové les standards du genre, la réputation du photographe s’est consolidée au fil de projets entièrement conçus pour s’incarner dans des livres plutôt que dans des expositions8. L’autorité de Gossage est d’ailleurs telle que c’est à lui que Parr et Badger s’adressent afin de définir une critériologie du livre photographique pour The Photobook: A History : « Premièrement, [le livre photographique] doit renfermer des œuvres de qualité. Deuxièmement, il doit faire jouer ces œuvres comme un univers concis au sein de l’ouvrage. Troisièmement, son esthétique doit parachever le sujet traité. Enfin, son contenu doit susciter un intérêt permanent.9 » Si, de l’aveu même de Parr et Badger10, les critères proposés par le photographe ne sauraient évidemment convenir à l’ensemble des livres photographiques, ils semblent cependant adéquats pour comprendre l’exemplarité et l’actualité de la démarche de Gossage.
Déjà à l’œuvre dans The Pond11, ces préceptes semblent radicalisés dans les nombreux livres récemment publiés par Gossage12. Ces projets, sans exception, tablent d’abord et avant tout sur l’intérêt artistique de leurs corpus photographiques respectifs. Avec son style reconnaissable entre tous, le photographe exploite dans ses publications certaines stratégies déjà présentes dans The Pond et ayant pour fonction la mise en valeur de la banalité et du caractère énigmatique des sujets photographiés : courte profondeur de champ générant un bokeh faisant dialoguer entre eux les différents plans de l’image, cadrages davantage évocateurs que descriptifs, contrastes subtils unifiant la représentation, par exemple. Dans certaines de ces œuvres, Gossage troque l’habituel langage du noir et blanc pour celui de la couleur, s’aventurant alors pour la première fois du côté de la photographie numérique, et ce, sans pour autant miner la cohérence de sa signature.
Gossage assigne à chaque image une place précise au sein d’ensembles rigoureusement conceptualisés comme des systèmes. S’il fournit quelques clés pour comprendre ces ensembles en glissant çà et là dans ses livres des citations textuelles le plus souvent obscures et laconiques, le photographe ne s’explique pas davantage sur la logique au principe de ces regroupements. C’est grâce à l’accumulation des images que le lecteur dénoue petit à petit l’intrigue des livres de Gossage, pour ne pas dire leur énigme. La cohésion des ensembles est renforcée par des éléments graphiques qui contribuent à dynamiser l’expérience procurée par les livres. Chaque aspect de leur confection est ainsi réfléchi en ce sens, du format au papier en passant par le type de reliure et de couverture.
Enfin, l’« intérêt permanent » qu’aspirent à susciter les ouvrages de Gossage réside dans leur capacité à universaliser les corpus relativement personnels qu’ils déploient. En effet, si les photographies de l’artiste, qui semblent le fruit de nombreuses errances, paraissent le plus souvent liées au rapport intime que ce dernier entretient avec le monde, ces images mettent aussi au jour des linéaments politiques, économiques, sociologiques ou anthropologiques. Ne tentant jamais de masquer la condition particulière de leur producteur, qui est au contraire surlignée par des références anecdotiques puisées à même son vécu, les corpus des livres de Gossage s’inscrivent dans une perspective historique infiniment plus large. En mobilisant les ressources de la narration photographique, ces ouvrages témoignent, en ce sens, de l’historicité du temps présent.
Si l’examen détaillé des publications récentes de Gossage permettrait sans doute d’illustrer plus finement les implications de sa critériologie du livre photographique, il est déjà possible d’avancer que l’autorité reconnue au photographe tend à imposer sa démarche comme un modèle incontournable dans ce champ particulier de l’édition. En témoignent les pratiques de plusieurs artistes qui, à la suite de Gossage mais sans nécessairement exclure le support de l’exposition, privilégient le livre pour matérialiser leur travail. Citons notamment Ron Jude, J Carrier, Christian Patterson, Alec Soth, Rob Hornstra, JH Engström, Böhm/Kobayashi (Katja Stuke et Oliver Sieber), Takashi Homma, David Alan Harvey, KK+TF (Klara Källström et Thobias Fäldt) ou Cristina de Middel. Payant leur juste tribut à Gossage, mais également à Moriyama, Petersen, Graham ou Parr, ces pratiques actuelles ont en commun la même volonté de rompre avec les modèles éculés de la monographie et du catalogue, pour envisager, plutôt, le livre et toutes ses déclinaisons comme étant une « forme d’art autonome » et parfaitement légitime.
2 Horacio Fernandez, Fotografía Pública. Photography in Print, 1919-1939. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 1999; Andrew Roth, The Book of 101 Books. Seminal Photographic Books of the Twenthieth Century, New York, PPP Editions / Roth Horowitz LLC, 001.
3 Martin Parr & Gerry Badger (éds.), The Photobook: A History (vol.1 et 2), Londres, Phaidon, 2004 et 2006.
4 Ryuichi Kaneko & Ivan Vartarian (éds.), Japanese Photobooks of the 1960s and ‘70s, New York, Aperture, 2009; Peter Pfrunder (éd.), Swiss Photobooks from 1927 to the Present. A Different History of Photography, Lakewood, Prestel, 2011. Horacio Fernandez, The Latin American Photobook, New York, Aperture, 2011; Frits Gierstberg & Rik Suermondt (éds.), The Dutch Photobook. A Thematic Selection from 1945 Onwards, New York, Aperture, 2012; Darius Himes & Larissa Leclair (éd.), A Survey of Documentary Styles in Early 21st Century Photobooks, autoédité (Blurb), 2012.
5 Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvaurout, « La construction du marché des tirages photographiques », Études photographiques, n° 22 (septembre 2008) [en ligne]. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index1005.html. Consulté le 29 décembre 2012.
6 En témoigne de manière intentionnellement caricaturale, mais fort efficace, un livre autoédité de l’artiste Andreas Schmidt, dont le corpus consiste en des captations d’écran tirées de sites d’enchères et montrant les entrées pour chacun des livres photographiques mentionnés dans le deuxième volume de l’ouvrage de Parr et Badger. Andreas Schmidt, The Cost of Photobooks: A History Volume II, autoédité (Blurb).
7 Notamment, le Fotobookfestival de Cassel en Allemagne ou The Photobook Review, supplément du magazine Aperture consacré à l’actualité du champ du livre photographique.
8 John Gossage, The Pond, New York, Aperture, 1985 [réédité en 2010]. Outre The Pond, mentionnons notamment, parmi les ouvrages significatifs de Gossage publiés avant 2010 : Stadt des Schwarz. Eighteen Photographs of Berlin (Loosestrife Editions, 1987), There and Gone. One Hundred and Twenty-Four Photographs (Nazraeli Press, 1997), Empire (Nazraeli Press, 2000) et Berlin in the Time of the Wall (Loosestrife Editions, 2004).
9 Martin Parr & Gerry Badger (éds.), op. cit., p. 7.
10 Ibid.
11 Ainsi qu’en témoigne le texte que Gerry Badger signe pour la réédition de 2010 de cet ouvrage. Gerry Badger, « Genesis of a Photobook », dans John Gossage, The Pond, New York, Aperture, 2010, non paginé.
12 Si l’on excepte ses contributions à des ouvrages collectifs, le photographe a réalisé au bas mot huit nouveaux projets de livres depuis 2010 : Here (Rochester Art Center, 2010), The Thirty-Two Inch Ruler/Map of Babylon (Steidl, 2010), She Called Me by Name (Loosestrife Editions, 2011), The Absolute Truth (Super Labo, 2011), Eva’s Book/Berlin in Pictures (Super Labo, 2012), The Code (Harper’s Books, 2012), The Actor (Loosestrife Editions, 2012) et Looking Up Ben James – A Fable (Steidl, à paraître en 2013).
Alexis Desgagnés vit et travaille à Québec. Ses recherches abordent dialectiquement la théorie et la pratique de la photographie. Collaborateur régulier du magazine Ciel variable à titre d’auteur, son travail photographique a été montré à l’OEil de poisson (Québec) et à Regart (Lévis), ainsi que dans divers magazines. Alexis Desgagnés est chargé de cours à l’Université de Montréal et à l’Université Laval, ainsi que directeur artistique à VU, centre de diffusion et de production de la photographie.