Bettina Hoffmann, Drain – Sylvain Campeau

[Automne 2014]

Oboro, Montréal
Du 18 janvier au 22 février 2014

 
Par Sylvain Campeau

Il y a plusieurs années déjà que Bettina Hoffmann crée des œuvres vidéographiques cherchant à montrer ce que la captation opérée par la caméra peut apporter à la construction narrative. Elle le fait à nouveau dans sa dernière exposition, Drain, présentée à Oboro. Et, à nouveau, le mouvement et l’angle de la captation s’emploient, parfois de façon concertée, à composer un ensemble narratif particulier, chargeant d’affects et d’effets les scènes montrées.

La pièce Swing (2011) est à l’avenant de ce à quoi Bettina Hoffmann nous a déjà habitués. Une scène aux personnages figés est balayée par une caméra dans un mouvement oscillant et répétitif. Peu à peu, d’un déplacement à l’autre, nous finissons par faire le tour de ce théâtre d’attitudes et de poses, passant du champ au contrechamp, et bénéficiant bientôt d’une préhension visuelle totale. Comme fixité nous semble égaler tension, nous croyons nécessairement à la saisie d’un moment particulier, du point culminant d’un quelconque incident. Ce qui est toutefois inédit ici, dans l’esthétique de l’artiste, c’est qu’elle n’en reste plus au seul accompagnement musical, mais double la scène d’une bande sonore faite de paroles répétées, entrelacées par montage, dont la teneur générale nous fait croire à un différend entre les protagonistes.

On aurait tort de voir, dans cette fascination et cette exploitation de la posture et de la cinétique de la caméra, quelque chose de si plastique et de si affecté que cela paraît obéir à un caprice. Les conditions de la captation visuelle ne peuvent qu’influer sur le résultat cinématographique final, et c’est à explorer ces conditions que l’artiste se consacre. Elle nous rappelle que tout ce que le cinéma peut maintenant avoir dans sa panoplie d’effets de caméra connus – gros plan, plan américain, travelling, panoramique et toutes les contorsions que la caméra peut aujourd’hui accomplir – n’est pas né spontanément avec l’avènement du cinéma, n’a pas surgi du néant avec lui. Il s’agit du résultat d’une construction tranquille du médium, d’une exploration des captations et des affects possibles qui peuvent être provoqués par les particularités motrices de la caméra. Le gros plan, par exemple, est utilisé pour la première fois par George Albert Smith, en 1900, dans un film intitulé As Seen Through a Telescope, quelque neuf ans après la naissance du médium. Et on sait tout ce que l’esthétique d’Eisenstein doit à Smith.

De cette préoccupation de Bettina Hoffmann naissent deux types opératoires (parfois sollicités de concert) : un premier, employé à la production d’un mouvement de la caméra en rupture par rapport aux mouvements de travelling connus ; et un second où l’angle de vue choisi crée un vague malaise. Swing appartient vraisemblablement à la première catégorie. Mais c’est dans la seconde qu’il faut classer Drain (2012).

Dans cette dernière œuvre, cette fois la caméra est fixe. C’est son angle par rapport à la scène reproduite qui est assez inattendu. La captation est effectuée depuis un angle de 90 degrés en totale contre-plongée. Nous dominent dès lors trois personnages qui semblent chercher à se faire tomber. Entre ces trois femmes, ce ne sont qu’empoignades et chamailleries. Elles se tiraillent les unes les autres, dans un étrange ralenti qui évoque un ballet heurté. Elles sont sans cesse en mouvement et sans cesse animées par le fait d’être touchées, mises en mouvement par une autre. Il émane de cette scène un rien agressive le sentiment que le toucher est affaire vitale, comme s’il en allait d’une affectivité à ras de geste, comme si une tendresse infinie, le besoin essentiel d’un contact se cachaient derrière ces étreintes.

On aurait tort de penser que ce sont seulement les angles et les mouvements de la caméra qui intéressent l’artiste. Certes, nous sommes invités à comprendre comment ceux-ci créent une vraisemblance des émotions et un fil narratif. Mais il n’y a pas que cela. Posture et mouvements sont également dans la ligne de mire de Bettina Hoffmann. Ceux-là aussi, comme éléments de constructions émotives, forment un champ d’exploration infini. Le sens nous vient des gestes et poses des protagonistes. Les lutteuses de Swing sont là pour le prouver.

Nous sommes cependant déroutés par la présence de l’eau dans cette œuvre. Il s’avère bientôt qu’une nappe d’eau semble séparer la caméra de la scène. Nous le voyons bien quand quelque chose paraît troubler la contemplation : ondes, bulles, remous. En regardant de plus près, nous comprenons qu’une des danseuses (appelons-les ainsi !) tient, cachée dans sa main, une éponge gorgée d’eau. Elle la presse à l’occasion. Des gouttes en tombent et éclaboussent la surface de l’image. Du coup, nous doutons d’être installés au pied de ces tiraillements. Peut-être bien que les personnages ne nous dominent pas, mais qu’ils évoluent dans une masse d’eau, non plus debout sur terre mais se débattant dans les flots.

Une dernière projection, Myopia (2011), nous convie cette fois à apprécier une autre caractéristique indissociable de la vision à travers une lentille : le flou. La mise au point est en effet une opération inévitable des prothèses visuelles que sont les caméras. Celle effectuée par l’œil se fait à une telle vitesse que nous ne pouvons voir, comme cela arrive au cinéma ou sur une photo, avant-plan net et arrière-plan flou (ou vice versa !) en même temps. Or, dans cette dernière pièce, tout est uniformément flou. La caméra bouge, suit des figurants. Mais on ne peut rien savoir des actions exécutées. Tout au plus éprouve-t-on un vague malaise qu’on n’aurait peut-être pas ressenti devant la même scène si l’image avait été nette.

Les œuvres de Bettina Hoffmann ne sont pas que des ballets, des images dansantes au gré des mouvements de caméra. Elles sont chargées d’affects, provoqués par une sorte de grammaire mobile de l’appareil de captation. C’est à établir cette grammaire, à la rendre évidente, à montrer son expressivité, que l’artiste veut s’employer. Car tout ce qui bouge, inévitablement raconte.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision, Inferno). Il est également l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis. Sur Rober Racine, ainsi que de cinq recueils de poésie. II a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger.

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