Caroline Hayeur, Adoland – Nicolas Mavrikakis

[Automne 2014]

Maison de la culture de Côte-des-Neiges, Montréal
Du 15 mars au 27 avril 2014

Par Nicolas Mavrikakis

Encore les adolescents ! N’ont-ils pas assez de place dans la publicité, la télé, le cinéma, la littérature, la mode ? N’ont-ils pas assez de Facebook, d’Instagram, de Twitter pour nous inonder de leurs bêtises et de leur selfies ? Faudrait-il encore que l’art contemporain se penche lui aussi sur eux, sur leur vie, leurs boutons ou leur beauté ? Marre de tous ces ados, attardés, retardés. Marre de tous ces wannabes du mannequinat qui sont déjà vieux et nostalgiques de leur jeunesse quand ils atteignent vingt-cinq ans. Ras le bol de tous ces jeunes qui ont une vie sexuelle de débauche, qui font des orgies à l’école et qui ne croient plus en l’amour. Les médias nous le disent et doivent bien avoir raison, non ? Des sexologues nous le répètent dans des émissions de télé et dans des livres pas du tout démagogues. Ils doivent bien savoir de quoi ils parlent, non ? De nos jours les jeunes sont crottés, incultes, ne lisent plus rien, ne savent pas écrire et sont mal élevés, un point c’est tout.

La photographe Caroline Hayeur nous offre pourtant un portrait bien différent de ces clichés. Dans ses images, elle donne la parole à des ados ou à des adultes revenant sur ce moment de leur vie. Pas à des adultes dépassés ou jaloux. Son projet Adoland est composé de trois parties. La première est une série d’une trentaine d’images montrant des chambres d’ados (ou d’anciens ados) avec des commentaires de ceux-ci sur leur chambre, inscrits en dessous des images. La seconde est une série de cinq courtes vidéos qui permet, entre autres, de voir un ado rangeant sa chambre, de scruter d’anciens agendas d’adolescents, d’entendre les commentaires d’une mère qui dit s’ennuyer de ses enfants partis du nid… La troisième partie est un babillard semblable à ceux que les ados réalisent. Il est construit de trois cents images, prises par Hayeur, détaillant les chambres des individus qui ont participé à son projet, de deux cents autres clichés où nous pouvons voir la photographe et sa sœur alors qu’elles étaient adolescentes et de quelques images de visiteurs qui ont voulu eux aussi exposer leur adolescence.

Dans Adoland, Hayeur va au-delà du dénigrement des jeunes qu’effectuent les médias et bien des adultes, qui les représentent comme tous drogués, alcooliques, violents, suicidaires, anorexiques, responsables de la majorité des accidents de la route et de la propagation des maladies sexuellement transmissibles… Dans les photos d’Hayeur, les adolescents, ou anciens adolescents, parlent étrangement beaucoup de leurs parents, des valeurs de ceux-ci, qu’ils semblent peu remettre en question. Ils discutent de la différence des espaces et des règles qu’ils ont chez chacun de leurs parents, dans les cas de couples séparés. Ces ados parlent aussi de leur chambre et de sa décoration comme de l’extension de leur personnalité. Ces chambres sont parfois couvertes d’affiches de vedettes, mais elles sont aussi très souvent décorées de manière plus originale. Ces pièces sont parfois rangées, parfois totalement en désordre. Une est remplie de vélos, l’autre le fut de Lego. Un de ces jeunes appuie le mouvement Anonymous, une autre porte le voile, dont elle fait une collection en suivant les modes. En entrevue, Hayeur disait qu’elle n’avait peut-être pas trouvé de chambres aussi « flyées » que la sienne alors qu’elle était adolescente et qu’elle croit que les jeunes maintenant s’expriment plus sur leur page Facebook… Il s’agit non pas de tomber dans une béate admiration de la belle jeunesse actuelle, mais de montrer un portrait plus complexe de cet âge.

Et il y aurait beaucoup à dire – en dehors des clichés – sur les changements que vivent réellement ces jeunes. Ils vivent dans des familles recomposées (phénomène qui n’est pas tout à fait nouveau, mais qui a pris de l’ampleur dans les dernières décennies) et ne semblent pas du tout être troublés par cette situation. Ils sont moins en rupture que les générations précédentes. Un exemple : alors que nous n’écoutions pas du tout la même musique que nos parents, ces jeunes écoutent les mêmes airs que notre génération : Pink Floyd, Harmonium… Cela devrait peut-être nous inquiéter. Les ados d’aujourd’hui ont totalement intériorisé la grande majorité des valeurs que nous leur avons données. Mes élèves de cégep sont à l’école pour avoir la meilleure moyenne afin d’entrer à l’université dans des programmes contingentés, problème dont ma génération se moquait presque. Il faudrait aussi dire comment cette jeunesse se fait souvent copier ses styles par les plus vieux. J’ai entendu quelqu’un dire que jusqu’aux années 1960 les jeunes allaient au cinéma voir les adultes dans des scènes d’amour et que maintenant ce sont les vieux qui vont voir les jeunes s’aimer. Les plus vieux ont envahi Facebook et les plus jeunes doivent lentement trouver des espaces pour se retrouver à l’abri du regard de papa ou de maman. Nous les dépossédons beaucoup de leurs modes et dans une certaine mesure nous les avons même dépossédés de leur avenir (écologique, économique, politique…).

Il faudrait aussi expliquer comment les choses changent pour eux sur le plan juridique. De plus en plus de politiciens en Occident veulent que les ados soient jugés en appliquant les dispositions du code judiciaire et les peines réservées aux adultes. Le discours antijeune d’aujourd’hui fait penser aux discours racistes ou antigais d’une époque pas très lointaine. Au Canada, le récent changement de la loi quant à l’âge du consentement permet de poursuivre quelqu’un de vingt et un ans qui coucherait avec quelqu’un de quinze ans… Hayeur explique que pour elle il y a non pas une crise de l’adolescence, mais une crise parentale, d’adultes qui croient que leur jeune, qui a un corps d’adulte, devrait déjà se comporter comme tel, même si psychologiquement il est encore un peu un enfant. A-t-elle tort ?

Nicolas Mavrikakis est critique d’art. Il écrit dans le journal Le Devoir après avoir publié dans Voir pendant près de quinze ans. Il a aussi écrit des textes pour plusieurs revues canadiennes, dont certaines où il était membre du comité de rédaction (ETC et Spirale). De 2010 à 2012, il a été adjoint à la direction de la revue Espace. Commissaire d’exposition, il prépare, pour 2015, une rétrospective Pierre Ayot à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. En plus de ces activités, il enseigne l’histoire de l’art et la littérature française. Il est aussi en train de terminer un livre sur l’histoire des rapports entre texte et image depuis l’antiquité ainsi qu’une biographie de Pierre Théberge.

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