MaryAnn Camilleri, La fondation Magenta – Jill Glessing

[Automne 2014]

Un entretien avec Jill Glessing

MaryAnn Camilleri est directrice administrative de la fondation Magenta. Après avoir terminé son baccalauréat en arts photographiques à la Ryerson University, Camilleri s’est installée à New York où elle a passé dix ans à l’emploi de l’agence Magnum Photo. En 2003, elle est revenue dans sa ville natale de Toronto avec l’ambition de publier des livres d’art de haute qualité et de faire la promotion des photographes d’art canadiens. Elle a alors entamé la production de Carte Blanche, projet qui a mené à la création de la fondation Magenta l’année suivante. Depuis, cette maison d’édition à but non lucratif a organisé nombre d’événements offrant aux photographes une visibilité internationale. La liste de ses projets comprend Flash Forward, titre générique donné à des festivals, à des expositions, à des publications (dont la tout récente Flash Forward Tenth) ainsi qu’au programme Incubator ; des monographies d’artistes (notamment The Station Point de Robert Bourdeau) ; la revue Magenta Magazine ; et des installations temporaires (comme Magenta POP: Pittsburgh Exhibition). www.magentafoundation.org

JG : Magenta a la réputation de mêler les genres photographiques (documentaire, artistique, éditorial), les catégories d’artistes (d’émergents à établis) et les parcours professionnels (publications faisant appel à des jurés et des auteurs issus de divers domaines). Cela crée un environnement de travail dynamique pour les artistes que vous mettez en valeur. Quelle est la réflexion qui guide cette pratique curatoriale ?

MC : Lorsque j’ai fondé Magenta, j’avais déjà une expérience des combinaisons gagnantes en matière de publications et d’expositions. Je suis convaincue depuis longtemps qu’il est essentiel d’associer un corpus d’œuvres solide avec le bon auteur lorsqu’il s’agit de promouvoir et de vendre des produits. J’aime aussi l’idée des éditions limitées, et d’apporter à nos réalisations un soin particulier qui fera la différence pour les artistes et les consommateurs.

Dès le début, il y a dix ans, nous avons décidé de rester flexibles dans notre direction et notre approche. Nous avons à maintes reprises encouragé des artistes émergents et donné une meilleure visibilité à des artistes qui en avaient besoin. Nous misons sur eux pour la qualité de leur travail, tout simplement, et nous souhaitons les promouvoir. Phantom Shanghai, de Greg Girard, en est un excellent exemple.

Nous avons beaucoup évolué au cours de ces dix années, mais la conviction que les artistes canadiens méritent une reconnaissance internationale est toujours l’un des moteurs de notre démarche.

JG : À votre avis, qu’est-­ce qui distingue Magenta au sein du paysage artistique canadien et torontois, particulièrement en ce qui a trait à l’édition de livres photographiques ?

MC : Nous consacrons autant de temps et d’argent que nécessaire pour produire les meilleures publications possibles. Tous nos livres sont des œuvres d’art, et c’est extrêmement important pour nous. Nous avons eu une vision ambitieuse avec notre programmation éducative, Flash Forward, en investissant dans une plateforme qui encourage les nouveaux talents et les met en valeur. Flash Forward est reconnue dans le monde de l’art comme l’un des meilleurs programmes pour artistes émergents. Cette année, nous avons organisé notre quatrième Flash Forward Festival à Boston. Nous travaillons à soutenir, éduquer et encourager des élèves du secondaire, comme nous le faisions lorsque nous avons lancé Flash Forward, mais cette fois en soutenant le financement des arts dans les écoles secondaires afin que celles-­ci puissent continuer à offrir des cours en arts. Bien qu’il n’en soit qu’à sa deuxième année, le Flash Forward Incubator Program est d’ores et déjà prometteur.

La plus grande qualité de Magenta est sa capacité à se diversifier et à innover. La refonte de Magenta Magazine et sa mise en ligne ont joué un rôle clé à cet égard. Tout le mérite en revient à notre rédacteur en chef, Bill Clarke, qui a fait un travail remarquable en créant pour nous une plateforme artistique complète et cohérente.

JG : L’industrie du livre connaît actuellement d’importantes fluctuations, notamment dans le domaine du beau livre. Comment situez-­vous vos projets de livres photographiques face aux défis que présente le contexte international des publications artistiques ?

MC : Je vois plutôt le côté positif de cette évolution, que je trouve très stimulante. Cela oblige les gens à sortir des sentiers battus et à produire des publications de meilleure qualité. J’apprécie d’ailleurs le développement de l’auto­édition, et j’espère que cela va également remettre en question nos façons de penser. Pour un éditeur, la clé du succès est de soutenir la qualité de ses artistes et projets par des expositions nationales et internationales. Beaucoup de maisons d’édition ont malheureusement tendance à travailler sur un livre, puis à négliger l’autre moitié de leur travail. C’est la raison pour laquelle nous publions une quantité limitée de livres par an. Nous pouvons ainsi passer deux ans à élaborer la stratégie d’un projet avant de le mettre en œuvre.

Je ne suis pas inquiète pour l’avenir de Magenta dans ce contexte. Nous avons quelques nouveaux projets qui sont déjà en cours et qui nous amèneront encore plus loin. Je souhaite aussi réaliser plus d’éditions spéciales, comme nous l’avons fait avec The Dead de Jack Burman. Il faut savoir que toutes les ventes de The Dead ont été générées uniquement par les réseaux sociaux et que le livre est épuisé depuis quelque temps. Je pense que cela deviendra d’ailleurs une nouvelle plateforme pour nous.

JG : D’après vous, comment la rapide expansion des médias sociaux et numériques affecte­-t-­elle les styles et les approches de la photographie canadienne, et de votre activité d’éditeur ?

MC : C’est passionnant. J’adore le fait que les frontières soient floues. La photographie numérique, par exemple, a provoqué une révolution, et les artistes repoussent sans cesse les limites de leur médium. Il y a bien d’autres changements en perspective et je trouve cette évolution enthousiasmante. Nous venons tout juste de célébrer le dixième anniversaire de Magenta et de Flash Forward, et la diversité des pratiques entre les artistes et les pays me paraît très prometteuse. Cela me donne vraiment envie de trouver des façons de nous y impliquer plus encore.

Quant aux médias sociaux, ils représentent un moyen formidable de diffuser son travail et de se faire reconnaître. Je ne peux pas vous dire combien de fois j’ai suggéré à des artistes de créer un projet sur Instagram pour le partager. Faire connaître son travail à de nouveaux publics est capital pour développer sa carrière, et chacun devrait utiliser au maximum ces plateformes. Cette année, au Flash Forward Festival de Boston, Stacey Baker du New York Times a déclaré à l’assistance qu’elle cherche ses photographes en parcourant des profils Instagram.

JG : Magenta s’est développée assez rapidement à une époque où, particulièrement au Canada, le milieu artistique est soumis à des pressions financières. Quels sont les défis liés au financement de projets ambitieux comme les vôtres ?

MC : Le défi, pour n’importe quelle organisation, est toujours la croissance. Magenta se trouve actuellement à un point tournant. Nous sommes implantés dans trois villes (Toronto, Boston et Pittsburgh). Nos programmes – comme le Flash Forward Incubator, qui est déjà en demande – ont connu un franc succès, et nous souhaitons les développer plus encore. Je suis entourée de gens fiables auxquels je fais confiance lorsque j’élabore nos stratégies, d’un conseil d’administration solide qui planifie nos initiatives, et de plusieurs excellents sponsors qui s’impliquent dans tous nos projets et travaillent avec moi à soutenir notre développement. Je suis toujours à la recherche de nouveaux sponsors pour offrir à nos programmes l’élan qu’ils méritent. Mais, même si ce que nous avons accompli n’est pas négligeable, nous refusons en fait beaucoup de projets. J’écoute toujours l’avis de mes conseillers avant de déterminer notre plan d’action. Nous avons obtenu de bons résultats grâce à nos projets et à l’aide de nos sponsors, mais nous devons prendre plus d’essor. Il est stimulant de ne pas savoir ce que l’avenir nous réserve, ni quels sont ceux qui se joindront à nous.

JG : D’après mon aperçu de la prochaine édition de Flash Forward, il est clair que le soutien de Magenta aux artistes émergents a été récompensé. Avez­-vous une idée de vos futurs projets ?

MC : Encourager les artistes émergents est l’une des missions que je me suis fixées dès la fin de mes études. Lorsque j’ai entrepris d’investir dans les nouveaux talents et de rallier des gens à cette vision, beaucoup d’artistes canadiens estimaient au contraire que j’aurais dû accorder plus de place aux artistes établis ou en milieu de carrière. Il n’existait pas de soutien aux artistes émergents lorsque nous avons créé Flash Forward, et notre initiative a été déterminante – non seulement pour les artistes canadiens qui participent à ce programme, mais également pour les artistes britanniques et américains. Je connais énormément de rédacteurs, au niveau national et international, qui se réfèrent aux recueils de Flash Forward pour dénicher de nouveaux talents et engager des photographes. Je le constate régulièrement lorsque je feuillette des publications comme The New York Times, Wired Magazine ou En Route d’Air Canada, et que je vois que nos photographes travaillent pour eux.

Nous avons présenté le travail de nombreux grands artistes au Canada et leur avons donné la visibilité qu’ils méritent. Outre les artistes émergents que nous faisons connaître, nous avons consacré des monographies à des artistes comme Greg Girard, Jack Burman ou Sandy Nicholson. Volume 2, Carte Blanche: Painting se penche sur d’autres médiums. Je pense d’ailleurs à quelques peintres canadiens dont je serais ravie de publier le travail si l’occasion se présentait.

Je ne sais pas encore à quoi ressemblera la prochaine décennie. Notre parcours a été assez incroyable jusqu’ici ! Ce qui est sûr, c’est que je me réveille chaque matin avec le souhait de découvrir des talents autour de moi, et de participer à leur épanouissement.

Jill Glessing enseigne à la Ryerson University ; ses écrits portent sur les arts visuels et la culture.

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