Galerie Graff, Montréal.
Du 15 mai au 21 juin 2014.
Par Sylvain Campeau
La série présentée sur les murs de la Galerie Graff a été réalisée à Québec alors que Gwenaël Bélanger était en résidence de recherche au Centre VU. Elle a été produite avec l’aide du Musée national des beaux-arts du Québec, où l’artiste est allé sélectionner des images de référence, des représentations picturales connues auxquelles il comptait infliger un traitement bien particulier. Celui-ci consistait en une saisie photographique à travers une vitre enduite d’une matière grasse incolore. Il en résulte que nous distinguons assez difficilement les œuvres choisies puisque notre accès visuel est entravé par cet écran qui brouille les couleurs, les tonalités, les lignes et la composition des œuvres originales. On peut parfois en venir à reconnaître des vibrations colorées familières, sans pour autant en arriver à identifier le tableau représenté.
Car il s’agit principalement de peintures. L’artiste va ainsi puiser dans les travaux de valeurs sûres et affirmées telles que Théophile Hamel et Cornelius Krieghoff ; de ceux d’artistes modernistes connus tels que Paul-Émile Borduas, Alfred Pellan et Fernand Leduc ; ou encore d’héritiers plus contemporains, comme François Lacasse, Cynthia Girard et Dan Brault. Si, pour les premiers, la reconnaissance reste difficile, voire impossible, il n’en va pas de même pour certaines des autres œuvres reprises. Ainsi, un Bleu, blanc, rouge de Serge Lemoyne, par sa coloration marquée, est facile à identifier. L’Accélérateur chromatique 64 de Claude Tousignant sort lui aussi relativement indemne de l’opération. Il arrive même qu’au lieu d’y aller d’un cadrage serré qui épouse l’œuvre au plus près, créant un rapport de congruence entre le tableau saisi et l’épreuve photographique qui en résulte, Gwenaël Bélanger préfère que la peinture soit photographiée sur le mur où elle est suspendue. Alors l’enduit de matière graisseuse se limite à la portion de l’image occupée par l’œuvre.
La difficulté de reconnaissance tient aussi au fait que la mise au point de l’appareil photo a été faite sur la vitre et non sur l’œuvre choisie, laissant celle-ci en arrière-plan, dans un camaïeu de couleurs qui seules peuvent trahir l’original. Cela explique sans doute que ce sont les œuvres plus abstraites, aux traits et aux couleurs définis, qui sont les plus faciles à identifier. Il arrive que cette reconnaissance ne soit que partielle. On devine alors plus que l’on sait de quelle œuvre il peut bien s’agir.
Tout concourt donc à une relation entre peinture et photographie assez désinhibée. Longtemps, la seconde a douté de son statut d’art et c’est en puisant à la source de la première qu’elle a trouvé à s’affirmer. Un Edward Steichen utilisait ainsi des ajouts de gomme bichromatée pour donner une allure pictorialiste à l’image finale. Comme si le fait d’imprégner la surface d’une surcouche de pigment pouvait doter la photographie de la même aura de respectabilité que la peinture. Gwenaël Bélanger a compris, lui, ce qu’il fallait faire. Il fallait interposer une vitre, faire intervenir un écran translucide. Au lieu de chercher à coucher de la matière colorante sur le papier, il fallait plutôt rester au plus près des possibilités propres de la photographie, de sa spécificité opérationnelle : saisir à travers une plaque de verre.
En même temps, et cela ne manque pas de surprendre, l’opération conduit à une sorte de réduction de l’effort de création par la peinture. En ramenant ainsi l’œuvre originale à une mosaïque de formes et de teintes, à ses composantes fondamentales, Gwenaël Bélanger semble être à la recherche d’une sorte d’essence picturale spécifique. Bref, l’essence opérationnelle de la photographie, cette manière propre qu’elle a de prendre l’image, se lance à la recherche de celle, plus matérielle, de la peinture dans ce qu’elle offre de couleurs, de formes et d’agencements pour faire, elle, l’image, la construire.
C’est sans doute avec un Riopelle, Espagne (1951), que l’expérimentation est la plus trouble. Les coups de pinceau dont la toile porte la marque, dans le plus pur style de l’artiste, constituent probablement l’élément formel le plus apte à être perçu à travers les taches graisseuses de Bélanger. J’écris probablement parce qu’il est impossible de voir ce que Bélanger est parvenu à faire de cette œuvre. L’artiste s’est de toute évidence heurté à des questions de droits de reproduction et d’auteur. Dans la plupart des cas, il a pu obtenir sans trop de problèmes la permission des artistes et ayants droit. Il aurait en effet été absurde qu’un Michael Merrill refuse les droits sur une œuvre qui en cite une autre, une gouache vinylique sur contreplaqué qui représente une œuvre de Jean-Pierre Gauthier présentée au MOCCA. Par contre, dans la salle principale de la Galerie Graff, certaines œuvres de Dépeindre nous apparaissent tournées vers le mur, face contre celui-ci. Il s’agit notamment de deux versions d’une huile sur toile de Jean-Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec (1944), dont les droits de diffusion ont été refusés par la succession. Dans le cas d’Espagne, de Riopelle, l’œuvre n’existe que sous la forme d’un écran gris accroché au mur. Cette prise d’images, qui reposait sur des effets de reprise, de commémoration et de réduction essentialisante, a ainsi rencontré la logique mercantile et accaparante de la valeur de l’œuvre consacrée par la critique, la tradition, l’histoire et la conservation en d’augustes lieux. La postproduire ainsi menaçait apparemment son caractère vénérable.
Au regard des productions antérieures de l’artiste, j’aimerais risquer une hypothèse sur son esthétique. On dirait bien que l’image démange Gwenaël Bélanger, qu’elle l’irrite, comme quelqu’un de trop assuré, de trop rempli de lui-même nous impatiente. Cette plénitude, il n’a de cesse de la déranger, de la mettre à mal, de la pousser dans ses confins ; d’éprouver son authenticité, si elle est photographique, ou son caractère vénérable, si elle est picturale. Avec Dépeindre, en travestissant des œuvres connues comme il le fait, il met aussi en cause son appropriation, le fait que quelqu’un puisse s’en réclamer le maître et évoquer des droits sur elle.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, ETC, Photovision, Inferno). Il est également l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis. Sur Rober Racine, ainsi que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a aussi à son actif une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger.