[9 novembre 2023]
Par Michel Hardy-Vallée
En tant que critique, on attend de vous une distribution de cartes de pointage où alternent étoiles, pouces levés ou tomates pour éviter au consommateur un gaspillage d’argent durement gagné dans l’achat de « mauvaises » œuvres. La « critique » implique le jugement, mais plus dans le sens d’une appréciation que d’une sentence judiciaire. Dans le domaine littéraire, on a tendance à associer critique et compte rendu dithyrambique ou descente en flèche, mais celle-ci consiste plutôt à exercer son discernement dans l’accomplissement d’une diversité de tâches, de la rectification de textes mal transcrits à l’explication de leur signification historique. Quand j’écris à propos de livres photographiques, je le fais sous l’angle de l’enthousiasme et de la curiosité, et non dans une posture de pure objectivité. À l’invitation de Ciel variable, je me penche ici sur un ouvrage de Michael Flomen, où mon nom figure parmi les contributeurs, parce que je suis en mesure d’apporter quelques éclaircissements à son sujet et de vous laisser à vous, lecteurs, le soin de jauger si vous devriez ou non vous délester d’une partie de votre pécule pour vous le procurer.
Michael Flomen propose un regard rétrospectif sur sa carrière, comme le laisse subtilement entendre le sous-titre antéchronologique. L’idée lui est venue parce qu’elle illustre le fait qu’il s’agit d’une perspective de 2020 sur un demi-siècle de travail et, sur ce point, nombreux seront les historiens à acquiescer – du moins, ceux et celles qui ne prétendent pas écrire dégagés de tout ancrage. Conçu initialement comme un projet d’exposition pour le Musée des beaux-arts de Montréal, l’exercice a été suspendu pour cause de pandémie, puis élaboré sous forme de chantier d’édition avec le concours de Robert Hébert (Éditions Cayenne), aboutissant finalement à une publication et une diffusion internationale par Hirmer/University of Chicago Press.
En partant de la fin du livre et en remontant vers le début, on peut suivre la carrière de Flomen chronologiquement, évoluant d’un photographe centré sur le sujet (la rue, les gens ou les lieux) à un orienté vers l’image. On peut aussi lire l’ouvrage dans son sens habituel, en commençant par des photogrammes grand format, puis en fouillant son œuvre, strate par strate : d’abord, ses expérimentations avec des sources lumineuses alternatives (les lucioles s’avérant les plus complexes d’un point de vue technique) et procédés inusités (laisser des flux d’eau polluée altérer le papier photographique) ; ensuite, l’étape déterminante de ses photogrammes de neige, qui sont des images ni positives, ni négatives au sens strict (à comparer aux épreuves-contacts de dentelle de William Henry Fox Talbot (v. 1845)) ; enfin, ses photographies de rue, dans lesquelles la singularité des identités et des situations est lentement évacuée par l’abstraction, évoquant parfois Ralph Gibson ou Nathan Lyons. Tout au long, des essais de contributeurs (des critiques, universitaires, journalistes, sa conjointe) complètent la mise en contexte historique et personnelle de sa carrière et font le lien entre son travail créatif et la dimension pratique de sa profession de tireur en chambre noire pour d’autres artistes.
Les photogrammes de Flomen peuvent être énormes en taille, le dernier étant plus haut qu’une personne et presque aussi long qu’une automobile. N’étant pas des agrandissements, ils ne présentent pas de granulation et affichent donc des gradations et une présence tonales très fines ; les reproductions dans le livre donnent une idée de leur composition et forme d’ensemble, mais ce sont les détails grossis ouvrant chaque chapitre qui montrent le mieux leur facture et leur texture. L’antre caverneux où Flomen les réalise est tout aussi impressionnant, rempli de bacs et tambours faits maison qui nécessitent des litres de solution de traitement et sont flanqués d’agrandisseurs aux allures de gratte-ciel. Pourtant, la nature abstraite de la plupart de ses œuvres fait de la question de l’envergure dans ses images une indétermination délibérée : certains des photogrammes de neige peuvent figurer l’immensité d’une planète lointaine saisie depuis la position d’un satellite en survol, tandis que les formes organiques résultant de ses expérimentations chimiques viendront rappeler le monde microscopique des paramécies et autres protozoaires. Les impressions du clignotement des lucioles échappent aussi à la notion d’échelle, leur trace directe (leur index, pour employer la terminologie généralement acceptée en théorie de la photographie) étant en fait plus ample qu’en réalité – un fait qui, je l’espère, saura alimenter le tourbillon intellectuel parfaitement justifié de certains de mes collègues.
Les expériences avec des surfaces photosensibles sont une marque de fabrique de la photographie moderniste se rangeant dans le giron de la Nouvelle Vision. László Moholy-Nagy, Man Ray et Alvin Langdon Coburn en sont les archétypes internationaux ; au Québec, une attention plus soutenue devrait être accordée au travail de Gordon Webber, Jauran (Rodolphe de Repentigny) et Robert Millet jusqu’à la fin des années 1950 pour la continuité qu’ils incarnent dans cette approche. Dans les années 1970, au moment où Flomen entamait sa carrière, ces manipulations directes de matériaux, sources lumineuses et produits chimiques étaient pour l’essentiel réduites à la mode passagère de l’effet Sabattier, aussi appelé erronément « solarisation ». Ce procédé consiste à allumer des lumières blanches alors que le tirage est toujours en cours dans le bac de développement, altérant ainsi les teintes dans un tour de magie de chambre noire simple comme bonjour. Flomen renoue donc avec les essais modernistes sur les surfaces de la photographie analogique, mais dans une optique moins rationnelle qui épouse l’aléatoire dans toute sa complexité.
Quant à ma propre intrication quantique avec Flomen à titre de collaborateur et critique, en quoi suis-je mentionné dans ce livre? Sans surprise, pour mes corrections. Traduit par Frédéric Dupuy
Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie, commissaire indépendant et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le livre de photographie, la narration visuelle, les pratiques interdisciplinaires ainsi que sur les archives, dans les contextes québécois et canadiens. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.