Bertrand Carrière, Tout ceci est impossible — Sylvain Campeau, Le temps est impossible

[Été 2019]

Par Sylvain Campeau

Les relations que Bertrand Carrière entretient avec le cinéma ne datent pas d’hier. Avant de s’affirmer comme artiste, il a été photographe de plateau. Ainsi, il a pu réaliser et accumuler un certain nombre d’images. Mais il ne faudrait pas y voir le seul résultat d’une pratique professionnelle qui impose un cadre et des limites à la création d’images. En marge de cette pratique, il a choisi de se livrer à des portraits de cinéastes et même d’aller, en pur badaud presque, sur des sites de tournage pour nourrir sa soif d’images. Ce sont des exemples, nombreux, de cette série qui ornent les murs de la salle Luce-Guilbeault, à la Cinémathèque québécoise1, dans ce qui forme une sorte de salle d’attente et de hall d’entrée aux salles de projection. On y retrouve des images produites en marge des tournages, montrant Jean-Luc Godard, Jane Birkin, Pierre Falardeau et Sami Frey.

Ce sont plutôt dans les Images-temps, série de 1997–2000, qu’il faut chercher une référence et un précédent à ce qu’il a décidé de faire quand il a été invité en résidence à la Cinémathèque. Comme d’autres avant lui, il est allé inspecter les archives du lieu, à la recherche d’images et de films pouvant l’émouvoir et le mobiliser. Son choix s’est d’abord porté sur le film noir, porté par un héros désespéré, englué dans une situation qui le dépasse et dont il ne connaît pas toujours tous les enjeux. Peut-être sont-ce les atmosphères, les clairs-obscurs, les éclairages expressionnistes, les espaces restreints où se meuvent les protagonistes qui séduisent Bertrand Carrière. La première section de son exposition, dans la salle MacLaren, y est consacrée. Il est vrai qu’il y a quelque chose d’intensément photographique dans ces productions. Ainsi, dans Images-noires, apparaissent des images de films connus : The Maltese Falcon (John Huston, 1941), On the Waterfront (Elia Kazan, 1954), North by Northwest (Alfred Hitchcock, 1959), Psycho (1960), The Birds (1963), The Third Man (Carol Reed, 1949). Ce qu’il y a là d’inusité, cependant, et qui nous ramène aux Images-temps qui exploitaient la même technique, c’est qu’elles sont parfois montrées non pas en photogrammes singuliers, issus de la trame du film, mais en un extrait allongé de cette trame, montrant le film même avec les images se succédant les unes aux autres.

On pourrait penser que l’on voit là des images photographiques qui sont de simples prises d’une bande issue du film original. Or, il n’en est rien. L’artiste n’a pas pu avoir un accès direct à ces bandes ; c’est impossible (tiens !). Il est parti d’une copie DVD projetée sur un écran pour transmettre ces films. Il l’a fait sans toutefois pouvoir fournir un parfait analogon de l’œuvre reprise. D’abord parce que la position de la caméra ne le permettait pas ; une différence de format existe entre le film original et le cadrage que permet l’Arriflex qu’il utilisait. Il y a donc une portion de la plage de l’image que nous ne pouvons voir dans les images issues de ce second tournage. Mais il y a aussi un autre écueil qu’il a d’abord rencontré et su vaincre avec les Images-temps. Les projecteurs de 16 et même de 35 mm fonctionnent tous de la même façon. Les bobines qui se transmettent le long ruban du film sont positionnées au-dessus et en dessous de l’objectif. Pour bien voir le film, il faut donc dérouler le ruban de celluloïd à la verticale et le regarder de haut en bas pour bien en visionner le déroulement. Or, les Images-noires, comme les Images-temps avant elles, sont reproduites à l’horizontale sur les images exposées à la Cinémathèque, comme cela est usuel sur un négatif photographique. Et ce n’est pas la seule modification importante à avoir été faite ! Alors que le film conventionnel repose sur un rythme de 24 images par se-conde pour nous offrir l’illusion du mouvement, Bertrand Carrière a choisi de moduler sa stratégie de tournage sur la base de 12 ou même 8 images par seconde. Car, à 24 images/ seconde, l’ensemble eut été si long qu’il aurait bien fallu un tirage numérique deux fois plus large qu’il ne l’est dans la version actuelle. À 12 images/seconde, l’animation est plus importante et plus accentuée.

L’artiste a concentré son attention sur des séquences où apparaissaient des fondus enchaînés. On assiste donc au défilement d’images qui forment le point de passage entre deux scènes. On peut observer alors, de façon détaillée et hachée, ce moment de chevauchement dont le film offre une version condensée et fluide, ces multiples moments dans l’intervalle des scènes. À ces images filées en correspondent toutefois d’autres, singulières et plus grandes, où la superposition des deux scènes est encore plus évidente.

Il s’avère donc bien clairement que tout ceci est vraiment impossible. Le sont en tout premier lieu, il faut le dire, ce qu’accomplissent les fondus enchaînés quand ils permettent de passer d’un espace-temps de l’histoire à un autre ; ce qu’on ne peut faire dans la vie réelle, évidemment. L’est encore cette image où se chevauchent deux scènes, vue comme elle ne peut l’être au cinéma ni nulle part ailleurs. En plus, il a fallu manipuler les conditions d’opération et de présentation de l’image d’une manière inconcevable pour le cinéma. Si cette bande existait comme l’a créée Bertrand Carrière, nous ne verrions rien de cet enchaînement, car le temps de défilement serait trop rapide.

Pour la seconde série, dite des Écrans lumineux, l’artiste a aussi travaillé depuis un moniteur. Sauf que ce sont cette fois des images uniques, singulières, qui s’offrent à nous. Elles représentent aussi un moment passant, tel qu’on n’a pu le voir à l’écran. On y retrouve de tout : des photogrammes de The Tree of Life (Terrence Malick, 2011) à la Double vie de Véronique (Krzysztof Kies´lowski, 1991) en passant par le Requiem pour un beau sans-cœur (Robert Morin, 1992). Cette fois, nous n’avons plus affaire à des films en noir et blanc comme l’étaient la plupart de ceux des Images-noires. Ces images en couleurs tirées d’un écran, luminosité et dimension aidant, constituent presque l’antithèse des précédentes, toutes de clair-obscur et de contrastes affirmés. Mais les unes comme les autres nous rappellent que le cinéma est affaire de lumière. Comme l’est la photographie.

Mais il est aussi affaire de temps. C’est pourquoi une dernière série, qui renchérit sur ce qui a été accompli avec la première, nous attend à la fin. C’est celle des Images-temps. Là, nous sommes devant des tirages argentiques, issus de la série présentée, mais différemment, en 1999. Il y a dans cette section moins de ces images où s’affiche le film complet d’une scène tournée. Mais ces tirages datant de la fin des années 1990 offrent des similitudes certaines avec les Images-noires. Dans ces dernières, l’objectif visé est clair : ausculter le temps et trouver la manière d’en rendre le flux avec des images fixes qui se mêlent de reproduire les formes animées du cinéma.

Une pièce présente même un hommage évident à un précurseur de cette recherche menant à l’image animée. Il s’agit des images d’un cheval en mouvement, fruit des recherches d’Eadweard Muybridge dans les années 1880. Un dernier coup de chapeau, avant de quitter ; cette arrivée en gare d’un train à Saint-Lambert qui rappelle immanquablement la première projection d’un film des frères Lumière, datant de 1896.

En fin de parcours, on aura compris que cette rencontre entre Bertrand Carrière et le cinéma, si elle s’était déjà produite fin 1990, trouve enfin son juste complément dans cette occasion offerte par la Cinémathèque.

1 L’exposition Bertrand Carrière : Tout ceci est impossible a été présentée à la Cinémathèque québécoise du 6 décembre 2018 au 3 février 2019.

 
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes. Il est aussi l’auteur des essais Chambre obscure : photographie et installation, Chantiers de l’image et Imago Lexis, de même que de cinq recueils de poésie. En tant que commissaire, il a également à son actif une trentaine d’expositions.

Au cours des quarante dernières années, Bertrand Carrière a tissé une œuvre photographique personnelle et variée. Son travail a été exposé au Québec, au Canada, aux États-Unis, en Europe, en Russie et en Chine. Il a publié plusieurs livres dont Dieppe, paysages et installations (400 coups, 2004) et plus récemment Le Capteur (2015) aux éditions du Renard. Carrière a été récipiendaire de bourses de la part des différents Conseils des arts (Québec, Canada et Longueuil). Il enseigne la photographie à l’Université de Sherbrooke et est représenté à Montréal par la Galerie Simon Blais et à Toronto par la Stephen Bulger Gallery. bertrandcarriere.com

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Bertrand Carrière, Tout ceci est impossible — Sylvain Campeau, Le temps est impossible ]