Milo Rau, Vérité et Justice : Le tribunal sur le Congo — Pierre Dessureault

[Été 2019]

Par Pierre Dessureault

« La vérité n’est peut-être
pas le but, mais elle est
peut-être la route1. »

Le tribunal sur le Congo film documentaire de Milo Rau, une coproduction Allemagne/Suisse (2017) a été présenté dans le cadre de l’exposition L’imaginaire radical : le contrat social à l’affiche chez VOX du 13 septembre au 15 décembre 2018.

L’International Institute of Political Murder a été créé en 2007 par le metteur en scène, artiste et cinéaste suisse Milo Rau. Depuis, il a produit plus de cinquante pièces de théâtre, films, performances et installations vidéo prenant pour sujets des réalités sociales et politiques le plus souvent complexes et controversées. Il a ainsi pris de front, entre autres, l’exécution du dictateur roumain Ceausescu et de sa femme Elena, le génocide rwandais, le massacre d’Utøya perpétré par le Norvégien Anders Breivik, l’affaire du pédophile belge Dutroux, l’assassinat homophobe d’un jeune Belge, ou encore le procès, à Moscou, des Pussy Riot et le sort des migrants en Europe. Le travail de Rau repose sur une approche transdisciplinaire et collective procédant d’une recherche approfondie. Chacun de ses projets mobilise la participation et l’engagement des parties concernées dans une démarche ancrée dans le réel des situations et qui aboutit, au terme d’un parcours réflexif, à une réalité élucidée riche d’une multitude de points de vue à laquelle la représentation donne forme.

« Si je devais retenir un seul de tous mes projets de théâtre ou de cinéma, ce serait le “Tribunal sur le Congo”. Dans ce film, tous les intérêts, mais aussi tous les formats que j’expérimente depuis ces 15 dernières années, sont réunis. C’est un tribunal de théâtre où tout est réel : des mineurs aux rebelles, des ministres cyniques jusqu’à l’avocat de La Haye, tous les participants ne jouent rien d’autre que leur propre rôle. Le film montre aussi quelque chose qui ne peut pas être représenté dans un documentaire : un portrait de l’économie mondiale, une analyse très concrète de toutes les raisons et des origines qui ont mené à la guerre civile au Congo depuis plus de 20 ans. Et les acteurs qui ont intérêt à ce que rien ne change2. » Ce tribunal d’opinion sans valeur légale, mais à la portée symbolique considérable, sur le modèle du tribunal Russell-Sartre constitué en 1966 pour dénoncer l’intervention américaine au Vietnam, s’est tenu en mai et juin 2015 à Berlin et à Bukavu en République démocratique du Congo sous la présidence de Jean-Louis Gilissen, avocat à la Cour pénale internationale de La Haye. Y ont défilé, au cours de ses six jours d’audiences, soixante témoins et experts représentant toutes les parties concernées. Plus de mille personnes ont assisté à ces assises.

Le film est divisé en trois chapitres précédés d’une introduction dans laquelle Rau présente son projet et la situation du Congo déchiré par une guerre civile ayant fait plus de six millions de morts principalement dans les populations civiles. Dans son discours d’ouverture, Rau affiche sa position et revendique son engagement d’auteur ayant mis sur pied le tribunal : « En se mettant du côté des dépossédés, des maltraités, de ceux que l’on dit qui n’ont pas de lobby de leur côté, il s’agira de faire entendre et de faire écouter des voix qui ne sont jamais entendues, des voix des communautés rurales, des citoyens congolais, des simples creuseurs comme des petits commerçants. Des voix de ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui appartiennent à ce qu’on appelle la
société civile et qui sont toujours confrontés à l’aveugle et impitoyable efficacité de l’économie mondialisée3

Un premier chapitre intitulé « The Riches of the Earth » décrit les richesses minières du pays pillées à leur seul profit par les multinationales, plus particulièrement Banro dont les activités entraînent dans leurs sillages exactions et déplacements de populations. L’activiste et expert congolais Peter Mugisho Matabishi déclare devant le tribunal : « Mettre une population dans une situation où ils n’ont plus accès à l’eau potable, aux soins de santé et à la nourriture, c’est déjà une manière de l’exterminer4. »

Un deuxième chapitre intitulé « The Road to Civil War » dresse un portrait de la collusion entre les pouvoirs publics et les minières qui attisent, en toute impunité, les rivalités ethniques pour assurer avec la complicité de l’armée leur mainmise sur les richesses minérales afin d’assurer l’approvisionnement énergétique des anciennes puissances coloniales au détriment des petits exploitants.

« The Lords of the World », le troisième chapitre, entend faire la lumière sur le massacre de trente femmes et enfants dans le village de Mutarule, l’indifférence, voire la complicité, des milices rebelles et de la police congolaise, et l’impuissance des forces de l’ONU (MONUSCO) qui tous plaident la non-responsabilité. Ce dernier chapitre en vient à exposer le silence de la communauté internationale et les positions ambiguës de la Banque mondiale et de l’Union européenne.

Le film se conclut sur les remarques de Rau qui réitère le caractère « symbolique » du tribunal dont le but était de « laisser entendre la vérité et rien que la vérité. »

La tenue du tribunal ouvre un espace de parole où les témoins sont appelés à raconter à tour de rôle ce qu’ils ont vu et vécu selon leur point de vue particulier. Leurs témoignages livrent des informations issues d’histoires singulières appartenant en propre à l’expérience des personnes. Les situations présentées concrétisent les événements et désignent les responsables. Il n’est pas question ici de réduire l’information à un récit personnel et subjectif, mais plutôt de rendre compte de la façon dont ces expériences uniques et irréductibles s’inscrivent à la fois dans le cours des événements et dans le travail d’élucidation mis en œuvre par le déroulement des audiences publiques. Dans sa structure, le procès relie les regards singuliers portés par la parole incarnée et par le savoir des spécialistes dans une suite d’assemblages et de réassemblages qui établissent des rapports de similitude et d’opposition entre les faits. Il vient ainsi démultiplier les points de vue et les perspectives sur les événements mis en examen pour progressivement faire apparaître un portrait de la situation.

Le film pour sa part multiplie les fractures qui représentent autant de mises à distance du spectateur par rapport à la suite des événements constituant sa trame narrative. Le va-et-vient entre les conventions du théâtre, que représente la mise en place/ mise en scène des audiences, et les séquences documentaires filmées sur le terrain, brise l’unité de temps et de lieu qui charpente la tenue du tribunal et du coup rompt la linéarité du développement du film. La transition est particulièrement brutale lorsque sont présentées sur l’écran d’un portable ces séquences qui viennent s’inscrire dans le déroulement des assises comme autant de pièces à conviction déposées en preuves. À la rigueur des points de vue fixes des caméras positionnées dans la salle du tribunal, qui font alterner les plans d’ensemble de l’audience et des témoins avec les gros plans saisissant les réactions de certains acteurs, celles-ci opposent une caméra souvent tenue à l’épaule en plans séquences, particulièrement dans les scènes de foule où l’opérateur fait corps avec l’événement et se déplace constamment pour scruter au plus près les situations et épouser le cours des choses.

Ces va-et-vient dans le temps et dans l’espace, les ruptures de ton et l’hétérogénéité des approches théâtrales et filmiques renvoient le spectateur face à lui-même. La mise en lumière non seulement des faits, mais également du processus de médiation lui rappellent qu’il se trouve devant une image, une interprétation de la réalité proposée à sa réflexion. Car il s’agit ici d’établir une distance critique afin de court-circuiter l’émotion qui réduit les faits à l’impression fugace qu’ils laissent dans la conscience, pour plutôt s’engager dans un processus de réflexion et d’analyse faisant appel à la culture, au savoir et à l’expérience.

On ne parle plus dans ce contexte d’objectivité au sens classique que revendique généralement le travail documentaire et qui présupposerait un regard détaché et désincarné du producteur d’images venant imposer au spectateur une vérité universellement valable et qui présenterait la réalité congolaise comme un ensemble homogène et unidimensionnel. Il faut plutôt faire valoir la légitimité d’un regard incarné engagé dans un travail d’élucidation des affaires du monde. Un regard qui, au formatage réducteur de l’information des médias de masse, privilégie l’information circonstanciée et vient mettre en lumière le plus exactement possible l’épaisseur du réel et la complexité des rapports sociologiques et historiques qui se fait progressivement jour au fil de l’exposition des dossiers. Au terme d’un parcours réflexif, le jugement du spectateur est la prise de position d’un agent actif de changement.

Ce qui fait toute la richesse de l’entreprise de Rau, c’est l’intégrité de son regard de documentariste et la responsabilité assumée de ses partis pris ponctuellement remis en jeu par ses interventions dans le déroulement du film. Car les images dévoilent autant le réel donné à voir qu’elles laissent affleurer les intentions de ceux qui les fabriquent. « L’universalité du tribunal sur le Congo repose alors sur la totale subjectivité de ses témoignages qui révéleront le vécu souvent cruel et inhumain de ce que les économistes appellent développement. Le tribunal sur le Congo sera un tribunal qui dénoncera, au sens propre du terme. Qui ne prendra pas pour dernière norme de justice les contraintes économiques et politiques actuelles. Mais il essayera bien au contraire de rétablir publiquement le droit de chaque citoyen à la sécurité, au bonheur et à la liberté d’expression5. »

Par la tenue du tribunal et la production de son film, Rau circonscrit un lieu de contre-pouvoir qui tient sa légitimité de la qualité de ses juges et de ses experts représentant un large éventail d’intervenants et de spécialistes, de la pluralité des points de vue et des intérêts qui trouvent à s’exprimer, ainsi que de la rigueur et de l’exhaustivité de la recherche présentée en preuves. Pour symbolique qu’ait été la tenue de ces audiences, leur lot d’évidences et la portée des dossiers déposés pèsent lourd dans l’opinion tant nationale qu’internationale qui, pour la première fois, prend conscience de l’ampleur du drame se jouant le plus souvent dans l’indifférence, loin des caméras et des médias. Ainsi, suite à la tenue du tribunal qui a exposé au jugement de tous leur inaction, voire leur désinvolture, devant le sort des populations civiles qu’ils sont censés protéger, les ministres congolais des Mines et de l’Intérieur ont été renvoyés.

Poursuivant la démarche entreprise lors des audiences de Berlin et de Bukavu, l’avocat Jean-Louis Gilissen qui les présidait et l’avocat congolais spécialiste des droits de l’homme Sylvestre Bisimwa qui y siégeait à titre d’expert poursuivent le travail en œuvrant à la création de tribunaux « dans différentes localités du Congo de l’Est où des crimes de masses ont été commis dans le passé. Leur mission est de recueillir des preuves plausibles de ces crimes et de demander la mise en accusation des auteurs. Pour que la parole des victimes et la vérité sur les horreurs commises puissent être entendues6. » La campagne Créons deux, trois, plusieurs tribunaux sur le Congo ! a été mise sur pied en 2018 afin de financer ces tribunaux. À l’art de l’explication par le cinéma et par le théâtre mis en œuvre par Rau afin de comprendre le cours d’événements qui composent une actualité occultée en faisant triompher la vérité, succède un art de l’intervention et de l’engagement citoyen dont le processus vise à redresser des injustices qui ont trop longtemps été la règle et à rétablir dans leurs droits des populations trop longtemps spoliées.

1 Chris Marker dans le commentaire de son documentaire Le joli Mai produit en 1962.
2 Note du réalisateur Milo Rau www.the-congo-tribunal.com/film.html#statement. L’intégralité des audiences du tribunal est disponible sur le site www.the-congotribunal.com/hearings.html.
3 www.the-congo-tribunal.com/hearings/case/1.html
4 www.the-congo-tribunal.com/hearings/case/2.html
5 www.the-congo-tribunal. com/hearings/case/1.html
6 https/doctivismfr.wordpress.com/

 
Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 112 – LA COLLECTION REVISITÉE ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Milo Rau, Vérité et Justice : Le tribunal sur le Congo — Pierre Dessureault ]