Abendlied, Birthe Piontek — Guillaume Tomasi

[Automne 2019]

New York, Gnomic Book
2019, 112 pages

Par Guillaume Tomasi

Pourquoi ressentons-nous le besoin de prendre nos proches en photo ? Créer des souvenirs en immortalisant les instants touchants de notre existence est une raison toujours d’actualité. Avant l’explosion de la photographie numérique, ces souvenirs, une fois imprimés, ornaient les pages d’un album qui attisait la curiosité des enfants et ennuyait les plus grands. Généralement, cet album familial possédait son lot de scènes banales auxquelles seuls les protagonistes pouvaient trouver un intérêt. Les portraits de famille affichaient des poses conventionnelles aux sourire forcés, dictées par l’œil inquisiteur de l’appareil photo.

Sans partager l’esthétique et les codes de cette photographie vernaculaire, la famille est au cœur du projet Abendlied1 où, sur une période de six ans, Birthe Piontek a pu photographier les siens lors de ses nombreuses visites dans son village natal. Son travail résume les dernières années de ses parents dans la maison familiale qu’ils furent contraints de quitter, après plus de quarante ans, pour trouver un endroit plus confortable où ils pourraient prendre soin de leur mère atteinte de démence.

Née et élevée en Allemagne, Piontek est arrivée au Canada en 2005. Quitter sa terre d’origine pour en découvrir une autre peut être une situation déroutante. Pour en avoir fait l’expérience, il faut arriver à quitter « l’ancien soi » pour pouvoir apprécier sa nouvelle terre adoptive. Mais qu’arrive-t-il lorsque ce lien profond, cet enracinement qui nous définissait nous fait défaut ? Est-ce là le début d’une nouvelle identité, malgré l’absence des fondations élémentaires de notre histoire ? Sans répondre complètement à ces questions, Abendlied propose une réflexion sur la notion de mémoire, d’héritage familial et évoque, à travers ce sentiment de distance, l’empreinte profonde que laissent sur nous les lieux qui nous ont vus grandir.

Le livre, publié par Gnomic Book, s’ouvre sur une photographie de deux enfants debout, au centre de la composition, partageant un manteau de fourrure foncé appartenant supposément à une adulte. Le garçon regarde l’objectif tandis que la jeune fille nous cache son visage en regardant dans la direction opposée. Derrière leurs silhouettes, un chemin de terre continue sa route entre des champs labourés. Cette image introduit le propos du livre par un jeu de regard symbolisant l’opposition entre le passé et le présent. Pour savoir où l’on va, il faut se rappeler d’où l’on vient.

Tout au long de cet ouvrage, le lecteur contemplera des mises en scène très soignées des proches de Piontek dans des situations qui, malgré quelques similitudes, sont loin d’être redondantes. Ces portraits sont minutieusement orchestrés et confirment le talent de l’artiste dans sa maîtrise des symboles qu’elle souhaite référencer. Les visages et les corps sont dissimulés entre autres derrière des rideaux, des objets, ou sont cachés partiellement par des mains. Dans l’anatomie ainsi masquée de ces sujets, c’est surtout leur identité qui est bousculée, qui évolue et s’adapte à l’âge, à la maladie et aux autres chan­gements de vie. La gestuelle dictée par Piontek, parfois inconfortable, apporte une douceur paradoxale où ces personnages semblent s’unir physiquement pour faire face aux intempéries qu’ils vont affronter.

Depuis ses projets précédents, Lying Still et Miss Solitude, Birthe Piontek a montré un réel intérêt à travailler avec des objets. On le retrouve d’ailleurs dans Abendlied, symbolisant cette fois-ci l’histoire culturelle et identitaire de sa famille. Délibérément détournés et parfois recouverts, les objets parviennent à développer un état de malaise et d’isolement. Ils sont mis en valeur au même titre que les portraits, créant un dialogue intrinsèque où le lecteur s’attarde sur les traces d’une présence qui n’est plus.

La maladie, comme la maison familiale qui sera délaissée, n’est jamais montrée dans son ensemble. Le livre véhicule un sentiment de flottement et laisse le lecteur dans un état de semi­conscience où il découvre page après page les liens complexes qui unissent cette famille. La dernière photo est celle d’une paire de mains tenant dans leur paume une motte de terre qui salit
légèrement les cuisses nues du sujet. En utilisant à nouveau la figure de l’enfance en guise de conclusion, Piontek parvient, jusqu’à la dernière page, à ramener l’idée
que la terre façonne l’être que l’on
va devenir, et ce, depuis l’enfance.

Sans tomber dans le raccourci littéral, Abendlied est un travail d’une forte intimité où l’artiste utilise sa famille comme support de métaphores visuelles. Les images s’enchaînent avec une fluidité déconcertante, à la manière d’un album photo revisité où les secrets et les histoires de cette famille transparaissent sur chaque page.


1 Abendlied a été lauréat de la bourse Edward Burtynsky en 2018.


Guillaume Tomasi est photographe et son travail s’articule autour de la mémoire et de son impact sur les lieux et les personnes. Ses projets personnels ont été exposés dans plusieurs expositions collectives et ont paru dans diverses publications internationales. Il est également le créateur du projet collaboratif fiiiirst [fiiiirst.com], galerie en ligne mettant de l’avant des conversations photographiques anonymes entre artistes émergents.


[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : CV113 – Abendlied, Birthe Piontek — Guillaume Tomasi ]