Steve Leroux, Projections (2014-2019) — Franck Michel

[Automne 2019]

Occurrence, centre d’art et d’essai, Montréal
Du 9 mai au 15 juin 2019

Par Franck Michel

Rares sont les occasions de voir les œuvres de Steve Leroux, qui expose avec parcimonie. Chaque projet est le fruit d’une lente gestation, d’un processus longuement raisonné. L’exposition présentée à la galerie Occurrence ce printemps ne fait pas exception à la règle. La rigueur de la mise en espace parfaitement adaptée à l’architecture du lieu, le choix des formats, la cohérence de la proposition dénotent dès notre premier coup d’œil dans la grande salle un travail de conception mûrement réfléchi.

L’exposition réunit deux séries réalisées avec le même dispositif de prise de vue. La première, jouant avec les formats, réunit des images prises sur les berges et dans les forêts du Bas-du-Fleuve. La deuxième a été réalisée plus spécifiquement dans les Jardins de Métis. Elle fut conçue à l’origine pour être présentée en extérieur sur les palissades de l’entrée des jardins. Chaque image de ce corpus est jouxtée par un court poème de la jeune auteure du Bas-Saint-Laurent, Sara Dignard.

Commenter cette exposition implique nécessairement de décrire au préalable le dispositif photographique original utilisé par l’artiste qui confère à ses images ce caractère si particulier. Par la conception artisanale d’une camera obscura numérique, Leroux pousse ici à l’extrême son exploration des frontières de l’acte et du procédé photographique qui ont marqué plusieurs de ses projets précédents. L’image mouvante extérieure, captée par le sténopé de la camera obscura, vient s’afficher sur le fond de la chambre pour être ensuite enregistrée par un appareil photo numérique introduit à même le dispositif. Le contrôle de l’image tant sur le plan du cadrage que de la technique, échappe au regard du photographe, laissant une large place au hasard, à l’aléatoire, à la « faute photographique ». La rencontre de deux procédés opposés, l’un archaïque, l’autre à la fine pointe de la technologie, nous amène à réfléchir à cette lenteur perdue qui était à l’origine du médium photographique, celle de l’image latente, du cadrage patient et de la prise de vue unique. Avec son évolution technique, la photographie est passée d’un médium lent à un médium de plus en plus rapide pour atteindre les « performances » que nous connaissons aujourd’hui. L’histoire technique de la photographie s’avère une course à la vitesse que certains artistes contemporains n’hésitent pas à contrer, voire à renverser pour réaffirmer notre présence au monde. Dans ce sens, la démarche de Leroux, par la complexité du dispositif et de sa mise en œuvre, exige une prise de conscience aiguë du moment présent, une pose dans le temps.

Disposée dans le paysage, au hasard des déambulations du photographe, la camera obscura laisse « entrer » l’image qui se compose doucement pendant le temps d’exposition prolongée. À la fois familières et inquiétantes, les images qui en résultent brouillent notre rapport au réel, au temps et à l’espace tout en nous enveloppant d’une douceur et d’un sentiment de bien-être qui nous invitent à la contemplation et nous incitent à ralentir.

Dans la série des Jardins de Métis, les poèmes de Sara Dignard, imprimés en lettrage gris sur fond noir, entrent parfaitement en dialogue avec les paysages troubles et énigmatiques de Leroux. Le faible contraste des textes demande pour que ceux-ci soient lisibles de s’approcher, accentuant ainsi notre rapport d’intimité avec les œuvres. Comme souvent chez Leroux, il se dessine dans ce corpus d’images et de mots l’ébauche d’un récit improbable, d’une histoire à inventer. Les autres images réunies dans l’exposition, de plus grand format, parfois en couleur, parfois en noir et blanc, possèdent, elles aussi, un fort pouvoir narratif. Le long temps de pose laisse s’imprégner les traces d’un moment dont les couches se superposent dans l’image. Chacune d’elles renferme ainsi son propre récit. Ces deux projets de Leroux rejoignent les thèmes chers à l’artiste : l’intime, l’omniprésence des êtres aimés, les territoires familiers ou inconnus, l’errance proche ou lointaine.

Hormis la singularité indéniable de la démarche et la maîtrise de la mise en espace, la force de cette exposition réside dans les différents niveaux de lectures qu’elle propose. Selon notre intérêt, nos connaissances ou notre état d’esprit, libre à nous d’y voir une réflexion sur l’histoire de la représentation du paysage et du médium photographique, ou simplement de nous laisser immerger dans l’univers de Leroux en nous laissant bercer par la poésie de ses images, véritable ode aux paysages du Bas-du-Fleuve.


Franck Michel œuvre depuis plus de vingt-cinq ans dans le milieu des arts visuels. Il a réalisé plus d’une quinzaine de commissariats d’exposition et dirigé plusieurs publications pour des centres d’artistes, galeries et musées au Québec et à l’étranger, majoritairement autour de la représentation du paysage dans la photographie contemporaine. Il a notamment assuré le commissariat des éditions de 2016 et de 2017 de la Rencontre photographique du Kamouraska.


[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : CV113 – Steve Leroux, Projections (2014-2019) — Franck Michel ]