[Hiver 2018]
Par Claudia Polledri
Sur un carton blanc abandonné sur du béton noir, celui de l’avenue Pahlavi, à Téhéran, le lendemain de la victoire de la révolution islamique, le 11 février 1979, on peut lire, en farsi : « la nation est victorieuse ». C’est ainsi que débute l’exposition Iran, année 381 présentée lors de la dernière édition des Rencontres d’Arles. Trente-huit ans en images, soixante-six photographes et, comme fond, un pays qui émerge avec ses conflits, ses contradictions, ses traditions et toute la poésie de son imaginaire. Certes, ce n’est pas un hasard si les commissaires Anahita Ghabaian Etehadieh (directrice de la Silk Road Gallery, Téhéran) et Newsha Tavakolian (agence Magnum) choisissent le ton documentaire pour entamer ce parcours. C’est une façon de présenter l’un des événements majeurs de l’histoire iranienne du XXe siècle, une façon aussi de lier la photographie iranienne contemporaine à une période historique précise. Et pourtant, il suffit de détourner le regard de cette image pour apercevoir plus loin, au fond de l’église Sainte-Anne qui accueille l’exposition, une image complètement différente. Il s’agit d’un cliché pris sur le tournage du film Le Goût de la cerise (1997) du célèbre cinéaste iranien Abbas Kiarostami, où on le voit de dos en train de regarder, par une porte curieusement « fermée », un terrain vague.
Or, c’est précisément dans l’écart entre ces deux images que se tient l’ensemble de cette exposition où « poétique » ne signifie jamais « loin de l’histoire ». Le dialogue très riche qui en résulte entre photographie documentaire et plasticienne se déroule tout au long de ce parcours organisé en huit chapitres. On y voit présentés non seulement les bouleversements historiques majeurs de l’Iran contemporain, celui de la révolution islamique (1979) et de la guerre Iran-Irak (1980–1988), leurs aboutissants politiques et religieux, mais aussi un territoire avec ses paysages majestueux menacés par la crise environnementale, et surtout le portrait d’une société iranienne dont on perçoit les plis les plus intimes, les drames, les attentes et les multiples contradictions. Parmi ces dernières, c’est la tension entre tradition et modernité qui donne, sur le plan photographique, les images les plus poétiques de ce parcours, où la recherche identitaire passe par la tradition poétique persane et l’héritage millénaire de l’Empire perse. C’est d’ailleurs dans ce filon que s’insère, en guise de clôture, la référence à Kiarostami et au cinéma iranien, creuset des traditions et des nouveaux récits, dont la citation visuelle réaffirme l’emprise du poétique sur le réel.
Heureuse suite d’un premier ouvrage d’Anahita Ghabaian Etehadieh, intitulé La photographie iranienne. Un regard su la création contemporaine (2011), dans Iran, année 38 l’insertion de clichés photojournalistiques relève du propos panoramique de l’exposition, mais aussi de la volonté de parcourir par la photographie l’histoire du pays et de montrer, pour une première fois, certains clichés réalisés lors de la révolution iranienne. Les images de Kaveh Kazemi, Bahman Jalali, Maryam Zandi et Rana Javadi transmettent en effet tout le ferment et l’engagement de la jeunesse iranienne lors de nombreuses manifestations, mais aussi la forte répression advenue pendant les mois qui ont précédé la naissance de la République islamique proclamée par l’ayatollah Rouhollah Khomeini. C’est de cette difficile relation du régime avec les images que nous parle d’ailleurs le cliché de Kazemi (12 février 1979) où l’on voit la main d’une femme armée et en tchador, membre des forces révolutionnaires, se lever contre l’appareil photo. Traduction visuelle de l’interdiction de plus en plus fréquente de la prise d’images ou de leur diffusion.
Ce sera en partie en réaction à cette volonté de contrôler l’image, ressurgie aussi en 2009, lors de la « révolution verte » contre la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005–2013) que la photographie plasticienne commence à se développer, signe de la nécessité de créer des espaces d’expression et de « mise en scène du réel », dans un contexte où la production d’images demeure fortement encadrée. D’après Newsha Tavakolian, « être artiste en Iran signifie avancer sur un terrain miné », c’est-à-dire respecter une série de contraintes afin que les images puissent circuler dans l’espace public et être exposées dans les nombreuses galeries de Téhéran. Les codes qui structurent la conception et la réalisation de l’image photographique, y compris pour le choix des sujets, sont en effet nombreux et demandent aux artistes un effort de contournement constant. On verra, par exemple, que la représentation du corps demeure toujours taboue, et que le voile pour les femmes reste une constante, dans la vie comme dans les images.
Toutefois, cela n’a pas empêché les photographes d’affirmer leur lecture de ce pays, souvent en y apportant un regard critique, et d’en dévoiler les traits les plus intimes. Pour ce faire, la référence réelle ou symbolique à l’espace de la maison s’avère fort présente non seulement lors de la réalisation des images, mais aussi comme support pour inscrire dans le présent les résidus visuels d’événements passés. C’est le cas de la série Khorramshahr numéro après numéro (2008) où Babak Kazemi transfère les images dramatiques du conflit Iran-Irak (1980–1988) sur des plaques qui indiquent le numéro des maisons de Khorramshahr, ville frontalière particulièrement touchée par ce conflit ; ou encore de la série La lumière et la Terre (2011) de Saba Alizadeh où la guerre « rentre » dans les maisons sous forme d’images documentaires projetées sur le canapé du salon. Il en ressort des clichés émouvants, symptômes silencieux du deuil qui habite encore les familles iraniennes. Toujours liée à l’espace de la maison, la série Nil Nil de Shadi Ghadirian se caractérise par la juxtaposition aussi simple que bouleversante d’objets quotidiens (des chaussures à talons, une assiette, un lit et ses couvertures), à des objets de guerre (des armes ou des bottes ensanglantées) et elle vise à faire place, dans les images, au regard des femmes sur ce conflit.
Or, photographier l’espace domestique ne revient pas seulement à « donner lieu » aux souvenirs familiaux, à l’absence de ceux qui ont quitté le pays, ou encore à décrire un lieu refuge où s’échapper de toute forme de contrôle extérieur. Pour Newsha Tavakolian, par exemple, l’intérieur d’un appartement devient le décor privilégié où mettre en scène la société iranienne pendant l’ère de « la torpeur » qui l’a traversée sous la présidence d’Ahmadinejad, une phase particulièrement difficile pour la classe moyenne en raison du durcissement des sanctions internationales, conséquence des ambitions nucléaires de la République. Dans sa série Regard (2012–2013), reproduite dans l’exposition sous forme d’installations vidéo, on voit précisément cette « torpeur » engourdir des visages éteints, des traits immobilisés par la souffrance dans un pays également immobile, et que la scénographie qu’ils ont en commun, soit une suite de tours dans la périphérie de Téhéran, ne fait qu’uniformiser davantage.
Tout aussi présent dans les préoccupations des photographes, l’espace public de la ville est souvent décrit comme un lieu inhospitalier. C’est en effet le même sentiment d’inconfort que transmettent les rues désertes de la capitale captées à l’aide d’un sténopé par Mehran Mohajer dans Téhéran, la vision surplombante sur deux figures noires, un homme suivi d’une femme marchant dans une rue déserte, captée par Hoda Amin dans Toundra (2013) on encore les visages de la série de Bahram Shabani intitulée Portraits du soir (2014). Dans ces images sombres, on voit les regards des hommes et des femmes afficher un sentiment d’inquiétude et de méfiance que le photographe accentue par un usage presque théâtral de la lumière. En revanche c’est sur un ton surréel qui se déroule la série Espace public de Morteza Niknahad et Behnam Zakeri (2015) où le contraste presque ironique se joue entre ces hommes qui prennent un bain chaud sur la plage et les vagues en arrière-plan.
Aujourd’hui, face à un cadre politique et religieux qui demeure contraignant et qui, comme le montre un chapitre de l’exposition, détermine ce que les Iraniens « doivent être », le questionnement identitaire émerge avec toute sa force et imprègne aussi le domaine du visuel. Comme au travers du Judas (2006) de Ghazaleh Hedayat, qui montre le détail agrandi d’un passeport iranien, la photographie se fait porteuse de ce questionnement et donne forme aux tensions identitaires de la société iranienne aux prises avec un héritage millénaire et avec une aspiration à la modernité. La poésie qui entoure ces images vient de la mobilisation d’objets ou de motifs décoratifs traditionnels que les photographes re-contextualisent afin de leur accorder une nouvelle signification. C’est le cas de Zone rouge (2015) de Jalal Sepehr, où les tapis alignés dans le désert décrivent cette « zone rouge » qu’est le Moyen-Orient et qui, d’après le photographe, « commence là où les routes s’arrêtent, là où le temps, l’espace et les normes volent en éclat ». Chez Babak Kazemi, par contre, le tapis enveloppe, mais aussi sépare les corps flottants d’un couple, figuration de l’ancienne légende persane de Shirin et Farhad et de leur rencontre impossible, qui devient une métaphore des difficultés actuelles qu’éprouvent les couples à vivre librement leur relation. Il est question d’une légende persane aussi sur le motif du voile qui couvre le visage de la jeune femme photographiée par Sadegh Tirafkan, où la décoration semble toutefois vouloir lui enlever toute possibilité de parole. En revanche, la série Qâjar (1998) de Shadi Ghadirian nous apprend que c’était en signe de protestation que les femmes de cette époque (1779–1925) soulevaient leur voile pour montrer au moins leur visage. D’où le choix de la photographe de reprendre ce thème, la même couleur sépia des images de l’époque, les mêmes poses et les mêmes gestes de ces femmes, mais avec l’ajout d’un objet symbolique qui les reconnecte à l’actualité, radio, vélo, aspirateur, journal, instrument de musique. Objets modernes, que l’image photographique relie à une forme de protestation ancienne.
Finalement, c’est peut-être dans ces tensions et dans la richesse du questionnement qu’elles suscitent que réside l’essentiel de la photographie iranienne contemporaine. Le portrait de société qu’elle nous propose nous renvoie au célèbre film Shirin de Kiarostami, repris par l’image de Gelareh Kiazand, 100 Portraits (2007), où la caméra s’attarde sur le visage de 108 femmes assistant à la projection de ce célèbre drame de la tradition persane. C’est de la même manière que cette exposition a réussi à capturer le visage de ce pays, en nous donnant à voir ses drames et comment la beauté de la poésie y survit.
Postdoctorante et chargée de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Claudia Polledri assure aussi la coordination scientifique du CRIalt (Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques, UdeM). Elle est titulaire d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal portant sur les représentations photographiques de Beyrouth (1982–2011). Elle poursuit actuellement des recherches sur la relation entre image et histoire dans le cinéma documentaire libanais.