[Automne 2019]
Par Andreas Höll
Notre image du monde a toujours été fragile et a gravement été secouée à plusieurs occasions. Sigmund Freud, par exemple, a cité les trois affronts suivants envers l’humanité qui ont bousculé notre vision du monde : Copernic nous a amenés à croire que nous n’étions pas au centre de l’univers, Darwin a prouvé que nous descendons des primates et nous a avertis de ne pas présumer que nous étions au sommet de la création, alors que Freud lui-même a révélé, à la suite de la découverte de l’inconscient, que nous n’étions plus maîtres de nous-mêmes.
Au XXIe siècle, un quatrième affront semble s’être ajouté à ces trois-ci, à tout le moins pour une certaine partie de l’humanité : les hommes ne personnifient plus le sexe dit fort qui détermine la course du monde, malgré un statut inconditionnellement accepté comme tel depuis plusieurs siècles. À en croire profusion d’études et de statistiques, on assiste à une crise de la masculinité partout dans le monde occidental. Les hommes sont beaucoup plus sujets que les femmes à être sans emploi ou à se suicider ; de plus, ils semblent être inférieurs dans presque tous les domaines. Enfin, comme l’a découvert le neuroscientifique allemand Gerald Hüther, ils souffrent d’un désavantage génétique parce que, à la différence des femmes, ils n’ont qu’un seul chromosome X, ce qui signifie que dès la naissance ils manquent de confiance en eux, de cordialité et de capacité à communiquer.
Une des propositions est que les hommes soient victimes de la nature et d’eux-mêmes. Son pendant est l’image du coupable et de l’agresseur, condensé dans le cri de ralliement du vieil homme blanc. Foncièrement sérieux et, dans une même mesure, imbu de moralité, il erre à travers le discours de la rectitude politique militante, les défenseurs de celle-ci échouant à comprendre qu’ils sont eux-mêmes coupables de dénigrer des portions entières de la population (comportement dont ils sont normalement très critiques) de trois manières à la fois : avec le sexisme, le racisme et l’âgisme.
Ce débat passionné avec ses « excitations stériles » (comme l’a si bien énoncé le célèbre sociologue Max Weber) constitue l’arrière-plan parfait pour la série de photos Contest d’Erasmus Schröter. Depuis 2010, dans le cadre de ce projet à long terme, ce dernier étudie les images de la masculinité lors du Wave-Gotik-Treffen. Le WGT, qui a lieu le week-end de la Pentecôte à Leipzig, ville d’un demi-million d’habitants d’Allemagne orientale, est le plus grand festival de musique et de culture dark du monde. Il attire environ 20 000 hommes et femmes vêtus de noir – cybergoths, steampunks et romantiques néovictoriens black ainsi que des amateurs de doom metal, d’électro, de médiéval et de fétichisme –, qui transforment instantanément le visage de Leipzig.
Schröter – qui a quitté Leipzig dans les années 1980 en guise de protestation contre la répression en Allemagne de l’Est et a émigré à Hambourg, en Allemagne de l’Ouest, pour ne retourner dans sa ville natale que dans les années 1990 – se concentre au cours des quatre jours sur les protagonistes masculins. Ceux-ci se présentent dans l’espace urbain avec une attirance pour les symbolismes lourds et les effets voyants, et ils se dupliquent dans le monde virtuel de Facebook et d’Instagram.
Schröter « détache » ces figures de l’agitation des rues, squares et parcs, et les isole devant des fonds monochromes blancs ou bleus disposés derrière eux par son assistant. Les prises très précises aux vives couleurs semblent avoir été réalisées dans le silence d’un studio et non en plein WGT. Revêtant l’aspect véridique d’un scan corporel, elles constituent en même temps des documents sur la décélération, la concentration et l’attention sur soi. Les expressions faciales des sujets sont figées, suggérant parfois le vide ou l’engourdissement, ce qui donne des images qui semblent avoir été produites en laboratoire. Utilisant une vue prétendument objective, une espèce peu familière est ainsi exposée dans tous ses genres et manifestations. Ce sont des portraits de créatures exotiques qui, par leur nombre même, semblent se neutraliser les unes les autres.
La série Contest est curieusement reliée à une autre étude à long terme dans laquelle Erasmus Schröter explore également les images contemporaines de la masculinité. Sa série Extras tourne autour de figurants surnuméraires travaillant pour des théâtres et des compagnies de production cinématographique est-allemands. En général, ils font simplement leur travail, ont un contrat régulier et suivent le scénario écrit par quelqu’un d’autre. Mais dans les photos chorégraphiées de Schröter, ils changent de rôle, passant de figures mineures à personnages principaux, se trouvant soudainement le point d’intérêt. Au contraire des amateurs de Wave-Gotik, les hommes représentés en noir et blanc ressemblent à des reliques d’une époque révolue. Pour l’artiste, ce sont des souvenirs de la défunte République démocratique d’Allemagne captés sur pellicule photographique. Ses sujets de trente à soixante-cinq ans donnent une vague impression d’hommes d’âge moyen, des hommes qui existent dans leur normalité supposée, mais qu’on ne remarque plus. Ils personnifient plus ou moins l’homme blanc laissé derrière qui, vêtu d’anoraks pratiques ou de vestes en cuir usées et doté d’une disposition fondamentalement discrète, fait son chemin dans la vie quotidienne, déterminé qu’il est à ne pas sortir du lot. Il représente un segment social qui ne semble plus entrer en contact avec les multiples variétés d’une sous-culture postmoderne.
Les deux cycles de photographies constituent des mondes visuels opposés, tant stylistiquement qu’en matière de localisation temporelle. Le passé rencontre l’avenir, pourrait-on dire. Et le futur est en effet évoqué par ces jeunes participants au WGT, qui ne ménagent aucun effort pour poser comme des personnages très différents. Les néo-goths transmettent l’impression d’une artificialité totale transcendant tant les frontières que les classifications habituelles basées sur le genre ou l’origine. S’ouvre ainsi un cosmos d’images hybrides de la masculinité, un monde de fluidité, de perforations, de scarifications et de réécriture dans lequel les piercings et les tatouages mêlés aux ombres à paupières, mascaras et autres formes de maquillage entrent en jeu, sans oublier les colliers avec anneaux et chaînes martiales issus de la sous-culture du sadomasochisme, de même que les costumes en latex. Il s’agit d’un hommage à une esthétique du fétichisme, dont la scène se limitait jusqu’alors à l’isolement de clubs privés. Mais maintenant, il s’offre en public à la vue de tous et, pendant plusieurs jours, il caractérise les rues de Leipzig.
Alors que les militants des journées de la fierté, particulièrement dans leurs coloris exhibitionnistes, se sont toujours considérés comme participant à un mouvement d’émancipation, les Wave Goths auraient plutôt tendance à célébrer leur propre liberté sans essayer d’en dériver de message politique. Ils jouent avec les tabous, certainement, non seulement sexuels, mais aussi politiques, comme des uniformes noirs avec croix de fer et des casquettes ornées de crânes, tous deux évoquant les SS.
Schröter insiste sur le fait que les hommes à la WGT prennent beaucoup plus de risques dans l’audace avec laquelle ils se présentent que leurs homologues féminines. Les femmes ont tendance à intensifier leur sex appeal, souvent en exagérant l’image traditionnelle de la féminité plutôt qu’en la remettant en question. Les hommes, d’autre part, ne craignent pas d’explorer les limites du « bon goût » et d’interroger leur propre image, parfois même d’une façon peu flatteuse. Les clichés de l’attractivité virile sont souvent sapés et exposés à des expériences radicales.
Par conséquent, la série Contest démontre éloquemment comment les identités masculines peuvent se liquéfier à l’époque numérique et devenir simultanément en soi une marque de commerce. Et en même temps, avec leur costume de loisir postmoderne, les hommes nous en disent plus sur les divers mondes parallèles que la réalité a à nous offrir au XXIe siècle.
Traduit de l’anglais par Marie-Josée Arcand
Andreas Höll, né en 1963, est maître de conférence en théologie protestante, rhétorique générale, études allemandes et culturelles à la Tübingen Universität en Allemagne et à la Stanford University en Californie, aux États-Unis. Il est depuis 1994 directeur de rédaction en arts visuels à la station de radio MDR diffusant dans le centre de l’Allemagne. En tant qu’auteur pigiste, il a écrit de nombreux articles sur l’art contemporain pour des catalogues. Comme commissaire, il a travaillé entre autres à l’exposition Montevideo d’Erasmus et Annette Schröter, qui s’est tenue en 2018 au Museum der bildenden Künste de Leipzig et à la Stadtgalerie Kiel.
Erasmus Schröter est né à Leipzig (République démocratique allemande) en 1956. De 1977 à 1982, il a étudié la photographie à la Hochschule für Grafik und Buchkunst à Leipzig où il a travaillé comme photographe indépendant avant de fuir l’Allemagne de l’Est pour Hambourg. Depuis 1990 il travaille intensément sur des projets personnels en photographie de studio. Son travail a été exposé en Allemagne, en France, en Finlande et au Royaume-Uni. Il vit et travaille à Leipzig et Montréal. Il est représenté par la Galerie Kleindienst à Leipzig.
Traduit de l’anglais par Marie-Josée Arcand
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Erasmus Schröter, Contest — Andreas Höll, Une crise de la masculinité ? La liquéfaction graduelle des identités ]