[Automne 2019]
Par Pierre Dessureault
Dans une œuvre qui se déploie sur plus de soixante ans et qui embrasse une mise à l’épreuve des qualités du médium et des techniques photographiques, le photographe canadien d’origine américaine Dave Heath (1931–2016) n’a eu de cesse de sonder par l’image la pensée de Montaigne selon laquelle « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition1. »
À cet égard, le motif qui domine dans A Dialogue with Solitude, volume publié en 1965 qui se taille la part du lion dans l’exposition Multitude, solitude. Les photographies de Dave Heath2 est celui du visage. Dans un grand nombre des quatre-vingt-deux photographies assemblées en dix chapitres qui résument sa production des années 1952 à 1963, Heath isole et scrute des visages sur lesquels se lit la rencontre de deux singularités, celle du photographe et celle de ses sujets qui se reconnaissent dans la vulnérabilité d’un face à face silencieux. Dans cette perspective, les idées du philosophe Emmanuel Levinas pourraient constituer la clef de voûte de la recherche d’humanité de Heath : « Le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre dans la perception d’un être. Par le visage, l’être n’est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main – il est ouvert, s’installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présente en quelque manière personnellement. Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité3. »
« Identité » est entendu ici, non pas au sens réducteur de repli sur soi et sur une poignée de valeurs communes comme on l’entend souvent actuellement, mais comme ouverture à l’irréductibilité de l’Autre qui fonde la singularité de la personne. Ce va-et-vient entre identité et altérité cristallise la rencontre dans l’instant de la prise de vue du photographe avec le visage qui s’offre dans sa nudité et sa proximité comme présence vivante.
Bien que Heath fixe des indices d’intériorité sur le visage, celui-ci reste une surface impénétrable. Les expressions qui s’y lisent, au contraire du portrait, sont en quelque sorte dépersonnalisées, les traces révélatrices de dispositions psychologiques de la personne qui permettraient de les relier à une expérience personnelle étant occultées par le cadrage en gros plan qui relègue hors champ les éléments anecdotiques et élimine les signes qui permettraient de situer le visage dans un espace-temps précis. Le laborieux travail en chambre noire sur le tirage4 complète ce processus de dépersonnalisation. En soulignant certains détails, en jouant des contrastes exacerbés et des noirs profonds, Heath modèle les visages, magnifie leur expressivité et, ce faisant, installe ses sujets non plus dans l’espace public, mais dans le domaine de la pure présence. En bout de parcours, les visages existent dans un temps et un espace qui sont ceux de la fixité et de la densité de l’image, résultat des interventions successives du photographe sur la matière photographique et du rendu expressif du tirage qui tient de l’épure.
Pour Heath cependant, « la photographie seule, livrée à elle-même, flotte dans l’espace sans ancrage. C’est l’accumulation et la juxtaposition de photographies qui peuvent produire quelque chose – la construction et l’ordonnancement sont pour moi le véritable langage de la photographie5. » Ses modèles à ce chapitre furent dans un premier temps les essais journalistiques traitant des questions d’actualité publiés dans Life par W. Eugene Smith et la suite Les Américains de Robert Frank qui lui ont révélé le pouvoir de la séquence dans laquelle chaque image devient l’élément d’un ensemble complexe. C’est ce dernier modèle qui structure A Dialogue with Solitude. Chaque image y est savamment construite et représente un instant suspendu dans la totalité d’un temps et d’un espace purement photographiques qui forment un énoncé cohérent. Mais leur mise en relation dans l’ensemble mouvant qu’est une séquence les inscrit dans une temporalité qui n’est plus celle d’une suite linéaire d’événements qui décriraient un arc narratif aboutissant à un dénouement, ni celle des liens de causalité qui établiraient une suite logique, mais celle d’un livre composé d’entrelacements, de résonances et de ruptures qui se font et se défont au fil du parcours dans les climats émotionnels saturant chacune des images. Ce sont là autant de balises dans un cheminement intérieur visant à mettre en lumière, dans ce temps discontinu et dans cet espace fracturé, la tentative de leur auteur de se rattacher à sa propre humanité dans le regard de l’autre ; autant d’images miroir des états d’âme de Heath et de sa démarche d’incarnation qui permet de transcender le particulier pour atteindre à l’universel au sein de l’individu.
Bien que A Dialogue with Solitude s’attache aux individus et à leurs paysages intérieurs, certains traits de l’époque affleurent dans ces images. Ainsi Heath consacre un chapitre à ses frères d’armes lors de la guerre de Corée. Au contraire des photographies canoniques du conflit réalisées par David Douglas Duncan6 qui capture au plus près de l’action la réalité sordide de la guerre, Heath s’attarde sur les visages de ses compagnons sur lesquels se lit une secrète fraternité en retrait du monde. Par ailleurs, les images de la contre-culture dans les lieux de rencontre que sont les cafés et des figures de proue de la Beat Generation que sont Kerouac, Corso et Ginsberg disent l’émergence d’une recherche, qui pourrait être celle de Heath, d’alternative au rêve américain. Par-dessus tout, la présence marquée des inégalités sociales, et particulièrement de la communauté afro-américaine dont Heath scrute inlassablement les visages et à laquelle il consacre un chapitre, procède d’une approche de sympathie partagée et de proximité qui détonne dans le climat de maccarthysme et de ségrégation raciale qui prévaut à l’époque.
Après la publication de A Dialogue with Solitude, Heath ressent le besoin d’approfondir sa recherche et de reformuler la présentation de ses travaux. Ce renouveau prendra la forme du diaporama. Beyond the Gates of Eden est composé à partir de sa production de 1962 à 1969. Prises au téléobjectif, les images abordent de front les visages et jouent de la profondeur de champ pour les tirer du flot de la foule. Au contraire des images de A Dialogue with Solitude qui installaient les visages dans une sorte de no man’s land défini par l’espace pictural, celles de Beyond the Gates of Eden sont celles de passants anonymes se mouvant dans un espace public qui reste visible en toile de fond. En affirmant ainsi la présence d’individus dans l’environnement urbain, Heath se démarque de ses contemporains Friedlander et Winogrand qui, dans leur approche du paysage social, réduisent le plus souvent l’humain à un motif parmi le chaos visuel urbain. Outre la succession inexorable des visages qui défilent sur l’écran et s’installent dans la durée de la projection, deux nouveaux motifs font leur apparition et viennent réorienter la production de Heath. En exergue, comme une sorte d’hommage, apparaît l’image de Walker Evans intitulée Penny Picture Display, Savannah, 1936 montrant la vitrine du studio d’un photographe commercial tapissée d’une multitude de portraits d’anonymes que rappellent les autoportraits au photomaton de Heath qui figurent sur le panneau titre du diaporama comme une signature de l’auteur. Ces images marquent d’une part l’apparition de la photographie vernaculaire dans l’univers du photographe et d’autre part le travail proprement autobiographique qui, à partir de là, dominera sa production.
Beyond the Gates of Eden représente l’abandon par Heath de la prise de vue en noir et blanc et pose les assises d’une nouvelle manière. De 1970 à 2016 il va poursuivre sa recherche d’humanité, cette fois en expérimentant d’autres possibilités expressives du médium photographique dans des travaux tout aussi significatifs, bien que moins connus. Sa production prend, dans un premier temps, la forme de cinq diaporamas qu’il réalise entre 1969 et 1982. Ainsi, dans An Epiphany (1971), il juxtapose son propre visage photographié au photomaton à des œuvres marquantes de l’histoire de l’art dans une mise à l’épreuve de sa conception de sa pratique artistique « comme la construction d’une personnalité – l’évolution d’une pensée – l’examen de la dimension spirituelle de l’art… Je construisais ce personnage du nom de Dave Heath7 ». Dans Le grand ALBUM ordinaire (1973), les portraits d’anonymes qui jalonnent l’histoire de la culture populaire et constituent le sujet de prédilection de la photographie vernaculaire sont tirés de l’oubli et constituent un album de famille. En parallèle, Heath aborde les images instantanées produites au moyen du Polaroid SX 70 qui lui permettent de saisir des instants de pure rencontre dans la spontanéité et la convivialité du geste dans la palette de couleurs propre à cette technique. Images trouvées, images instantanées, publicités, articles, collages, notations autobiographiques, réflexions au fil des jours et des lectures… Autant de matériaux qui composent par ailleurs un journal intime comptant plus de 200 volumes s’échelonnant de janvier 1974 au décès de l’artiste en 2016. C’est là comme une synthèse de tous les registres expressifs adoptés tour à tour par Heath, produisant au fil de son élaboration « une chronique au long cours qui traduit [son] engagement envers le monde8. »
2 Exposition organisée par le Nelson-Atkins Museum of Art de Kansas City sous la direction de Keith F. Davis conservateur principal de la photographie, et présentée au Musée des beaux-arts du Canada du 14 mars au 2 septembre 2019.
3 Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, Livre de poche, 1995, p. 20.
4 L’article de Michael Torosian intitulé The Printmaker reproduit aux pages 252 à 258 de l’ouvrage qui sert de catalogue à l’exposition : Multitude, Solitude. The Photographs of Dave Heath, Hall Family Foundation in association with The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City, 2015 analyse avec beaucoup de pertinence le travail remarquable de Heath sur le tirage de ses images.
5 Dave Heath, Ex tempore. Dave Heath, réflexions et ruminations sur l’art et l’existence, propos recueillis et édités par Michael Torosian, Toronto, Lumiere Press, 1988. Repris dans Dave Heath: Dialogues with Solitudes, Paris, Steid/Le Bal, 2018).
6 This is War! A photo-narrative in Three Parts, New York, Harper & Brothers, recueil publié en 1951 assemblé à partir de ses reportages réalisés pour Life.
7 Dave Heath, cité par Keith F. Davis dans « Dave Heath: In Search of Self », Multitude, Solitude, p. 58.
8 Heath, Ex tempore s.p.
Pierre Dessureault est spécialiste de la photographie canadienne et québécoise. À titre de conservateur, il a conçu une cinquantaine d’expositions, publié plusieurs catalogues, collaboré à plusieurs ouvrages et produit nombre d’articles sur la photographie. Depuis sa retraite, il se consacre à l’étude de la photographie internationale dans une perspective historique et, renouant avec ses premiers centres d’intérêt que sont la philosophie et l’esthétique, à l’approfondissement des approches théoriques qui ont marqué l’histoire du médium.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Autour du visage : les photographies de Dave Heath — Pierre Dessureault ]