La Castiglione, Montréal
Du 27 février au 30 mars 2019
Par Fanny Bieth et Clément Willer
Durant le mois de mars 2019 était présentée à la galerie La Castiglione une sélection de travaux récents du photographe montréalais Denis Rioux. Derrière ce titre évocateur, D’abord, ne pas photographier, se trouvent à la fois une exposition regroupant une quinzaine d’œuvres et un livre photo duquel les images elles-mêmes sont paradoxalement absentes. À travers son ouvrage et cette exposition, l’artiste interroge la relation au monde soutenue par l’expérience photographique et explore la frontière entre visible et invisible.
Certaines images de Denis Rioux donnent l’impression d’être nées d’un bref temps mort où s’ouvre un angle mort. Aussi son travail nous invite-t-il à « penser à ne pas voir », selon une expression de Jacques Derrida éclairant le paradoxe qui semble constitutif de la démarche de l’artiste : consentir à une forme d’aveuglement, pour voir autrement. Ainsi, devant l’une des photographies exposées à La Castiglione, on pourrait s’imaginer descendre d’une voiture stationnée dans la cour d’une maison provinciale, et parcourir d’un regard absent un pavage géométrique, un peu de gazon, deux arbustes, une haie soigneusement taillée… Avant d’apercevoir quelque chose qui déborde ces signes de maîtrise : un ciel blanc, trouble. Comme si un regard involontaire découvrait soudain un paysage insondable. Le temps d’un instant que rien ne peut retenir, et que la photographie elle-même peine à saisir puisque l’impression échappe vite, on se trouve face à l’énigme que cela est. Dans une autre image, quatre planches sont posées contre un grillage entre des murs de briques rouges, quelque part dans une rue déserte de Montréal et dans cette lumière grise commune à la plupart des clichés présentés. Comme des indices, les planches semblent destinées au rebut. Des indices de quoi, on ne sait pas, aucune révélation n’a lieu. Le regard glisse seulement dans un temps neutre où les choses suivent leurs trajectoires obscures, sans renvoyer à autre chose qu’elles-mêmes. Il glisse sans pouvoir se maintenir dans l’énigme. Mais peut-être l’impossible tentative de se tenir sur la ligne qui sépare le visible de l’invisible est-elle, plus que l’attente d’une illumination qui ne vient pas, une façon de détourner le regard vers ses angles morts. À la limite, vers le propre angle mort de ces images, de toute image, comme du mot qui le désigne : le monde.
D’abord, ne pas photographier est une étude des seuils, des abords du monde et de l’image. L’expression semble prendre toute son amplitude et son sens dans l’ouvrage éponyme. Chaque jour durant 192 jours, comme les 192 pages de son carnet, Denis Rioux a orienté son objectif vers le nord, cadré, puis ajusté les paramètres de prise de vue de l’appareil pour, finalement, ne réaliser aucun cliché. Date, vitesse, ouverture du diaphragme et distance focale ont tout de même été soigneusement retranscrites. Le livre qui résulte de cette expérience est le journal répertoriant ces informations techniques. Ce que cette suite de chiffres donne à voir, c’est non seulement l’arrière-plan technique des photos, mais surtout le processus d’accommodation au visible qui précède la prise de vue : avant de saisir une image du monde, photographe et appareil sont saisis par lui. Denis Rioux parle d’un « double saisissement. »
Parcourant son œuvre, nous parlerions davantage d’une expérience de dessaisissement, la même que celle entrevue par Walter Benjamin dans un court récit autobiographique intitulé « Chasse aux papillons. » Benjamin y relate le phénomène de confusion, dont il faisait l’expérience enfant, entre lui et les proies qu’il cherchait à capturer : « La vieille loi de la vénerie commençait à régner entre nous : plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal, plus je devenais en moi-même lépidoptère, et plus les faits et gestes de ce papillon prenaient la couleur de la décision humaine, et, finalement, c’était comme si sa prise était le prix que je devais payer pour pouvoir recouvrer ma nature humaine1 ». Dans son ouvrage, tout se passe comme si Denis Rioux, ne capturant pas l’image, maintenait ouvert l’intervalle de temps où s’origine tout cliché, et durant lequel photographe et appareil se laissent impressionner par le visible. Son travail ébranle le poncif habituel de maîtrise du monde associé à la technique photographique. Il nous rappelle qu’avant toute chose, sens et techniques sont affectés par les apparences et que le photosensible est la condition première de l’image photographique.
—
Fanny Bieth est doctorante en histoire de l’art à l’UQAM. Clément Willer y est doctorant en études littéraires.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 113 – TRANS-IDENTITÉS ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Denis Rioux, D’abord, ne pas photographier — Fanny Bieth et Clément Willer ]