[Été 2021]
Richard Ibghy & Marilou Lemmens
Querelle entre deux puces pour savoir à qui appartient le chien sur lequel elles vivent
par Noémie Fortin
Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, Saint-Edmond-de-Grantham
27.09.2020 — 26.06.2021
Présentée à la Fondation Grantham pour l’art et l’environnement, l’exposition Querelle entre deux puces pour savoir à qui appartient le chien sur lequel elles vivent rend compte du travail réalisé par Richard Ibghy et Marilou Lemmens lors d’une résidence de recherche durant l’été 2020. Habité par le désir de rendre les idées visibles, le duo y poursuit sa pratique collaborative avec une série d’œuvres qui tendent à matérialiser des abstractions relatives aux notions de propriété et de territoire. Ce corpus s’est développé au fil de recherches, de rencontres et de discussions avec des scientifiques et des agriculteurs. Rassemblant des pièces vidéographiques, installatives et photographiques, il offre un portrait à la fois sensible et informé de l’utilisation, de la contamination et de l’appropriation des terres en milieu rural.
L’exposition s’ouvre sur la vidéo Herber, désherber, présentée sur un écran posé au sol. On y voit les mains et les pieds nus d’une agricultrice agenouillée pour planter des semis et désherber des plates-bandes. Les gestes répétitifs s’enchaînent dans un rythme soutenu, suivant la cadence du travail manuel propre aux principes de l’agriculture biologique. Cette mise en relation d’actions complémentaires, mais opposées, soit de planter certaines pousses et d’en arracher d’autres, expose la complexité des gestes nécessaires au maintien de la vie humaine et souligne la violence et les soins inhérents à l’utilisation des sols à des fins nourricières.
La vidéo Things that grow by themselves / Things that we help grow (2014) est présentée dans la pièce adjacente. On y voit Marilou Lemmens cueillir différentes formes de végétation pour en montrer chacune des parties à la caméra, avant de s’en débarrasser. Les spécimens végétaux retirés de leur milieu de vie voient leurs différentes composantes isolées, de sorte à en distinguer les fonctions et à en projeter les utilisations potentielles. En extirpant ces organismes vivants du sol pour les répertorier, les artistes font un parallèle avec le regard détaché et analytique duquel proviennent les connaissances scientifiques.
Installée devant une fenêtre, l’œuvre sculpturale L’affaire Louis Robert se penche sur les résultats d’une étude portant sur l’impact des pesticides néonicotinoïdes dans les productions de maïs. Le duo y matérialise les données comparatives au moyen de bouts de bois teintés et au fini naturel, alignés dans une vitrine toute en transparence. Il reflète de cette façon la posture de l’agronome et lanceur d’alerte Louis
Robert, qui s’est retrouvé au cœur d’une polémique entourant la censure de cette étude.
Dans une petite pièce située sous la Fondation, l’installation L’inhospitalité de douze rivières se tourne vers les niveaux de contamination due à la concentration de pesticides dans l’eau. Elle prend pour objet d’étude le critère de toxicité chronique appliqué à une douzaine de rivières visitées par Ibghy et Lemmens pendant leur résidence. Au mur, une vidéo offre plusieurs points de vue sur les mises à l’eau d’une bouteille d’échantillonnage : un plan rapproché en bordure de la rivière de la Tortue, un autre en plongée depuis un pont qui surplombe la rivière Yamachiche, et un enfin aux abords d’un barrage sur la rivière Noire. De l’autre côté de la pièce, douze bouteilles disposées sur un socle représentent ces rivières, chacune remplie d’eau jusqu’à un niveau correspondant à son propre seuil d’inhospitalité.
Formée de plus de trois cents petites sculptures de bois et acétates colorés, l’installation La grande appropriation se déploie sur une grande table. L’œuvre représente le découpage géométrique du territoire québécois réalisé à l’époque coloniale, par la reproduction schématique de différents cantons et seigneuries. En érigeant à la verticale chacun de ces morceaux de terre communément représentés à plat, les artistes soulignent la matérialité du territoire ayant subi un processus d’abstraction via des mécanismes de territorialisation tels que la cartographie et l’arpentage. Cette stratégie de rematérialisation des territoires se retrouve également dans la série d’impressions numériques Le nombre d’hectares de terre en zone agricole acquis par des spéculateurs dans 54 municipalités du Québec entre 2009 et 2014. Décliné en six compositions photographiques, cet ensemble découle de la fabrication d’assemblages de bois récupéré qui porte à la verticale 2701 hectares de terres arables. Ces sculptures ne figurant pas dans l’exposition, un deuxième cycle d’abstraction à travers la prise de photo ramène plutôt les objets sur le plan bidimensionnel. Cette omission fait écho à l’appropriation et à la financiarisation de ces terres, elles-mêmes acquises par des investisseurs qui misent sur leur rentabilité en faisant fi de leur réalité matérielle.
Finalement, à travers une série d’œuvres vacillant entre matérialisation de données et abstraction de la matière, Ibghy et Lemmens profitent de leur exposition à la Fondation Grantham pour poser des questions fort pertinentes sur différentes manières d’habiter les lieux et de traiter les sols, explorées depuis une réalité rurale et agricole. Les pièces qu’ils y rassemblent offrent différentes portes d’entrée sur les enjeux de propriété et d’exclusion ancrés dans ces territoires, cherchant à transmettre ces problématiques dans toute leur complexité afin de susciter une réaction affective et une réflexion critique.
Candidate à la maîtrise en histoire de l’art à l’Université Concordia et commissaire indépendante basée dans les Cantons-de-l’Est, Noémie Fortin occupe le poste de conservatrice à l’éducation à la galerie d’art Foreman de l’Université Bishop’s. Ses recherches portent sur les pratiques artistiques et les modèles institutionnels tournés vers l’art écologique et ancrés en milieu rural. Ses écrits ont notamment été publiés dans Vie des Arts et Inter, art actuel.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 117 – DÉCALÉ ]


