Par Sébastien Hudon

Déjà en 2002, Adad Hannah citait dans son propre travail une œuvre du sculpteur français Auguste Rodin. Treize ans nous séparent aujourd’hui des captures vidéographiques intitulées Stills qu’Hannah réalisa à partir de l’éphèbe de L’âge d’airain (1877) de Rodin. Nul n’aurait pu se douter à l’époque qu’il s’agissait là des premières manifestations chez Hannah d’une fascination singulière et constante pour l’œuvre du maître parisien, fascination qui se vérifie encore aujourd’hui. En effet, les références à celui qui donna naissance au désormais célèbre Penseur jalonnent la production de l’artiste pluridisciplinaire qui, dès 2005, les intègre à la réalisation de tableaux vivants tant en photographie qu’en vidéo.

Hannah présente en ce moment au public montréalais ce qui semble être une synthèse de ce processus créatif dans une nouvelle pièce ayant pour titre Les Bourgeois de Vancouver¹. D’abord exposée au Centre culturel canadien à Paris, cette installation vidéo inspirée du Monument aux Bourgeois de Calais (un groupe sculptural bien connu de Rodin) peut en effet être comprise comme le point culminant des réflexions qui ont habité l’artiste au cours de cette dernière décennie.

D’ailleurs, soulignons-le avant d’aller plus loin, cette oeuvre découle directement de la riche thèse de doctorat ² qu’a soutenue Hannah et dont le présent texte ne donnera qu’un bref aperçu : l’espace nous aurait manqué pour embrasser toute l’étendue conceptuelle des Bourgeois de Vancouver. Ajoutons par ailleurs qu’à l’occasion de la production de cette oeuvre, le jeune artiste aura été épaulé par le cinéaste Denys Arcand pour plusieurs aspects de la conceptualisation et de la réalisation. Il s’agit en fait d’une seconde collaboration entre les deux créateurs, après l’expérience qui les avait menés à exposer conjointement, en 2011, au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) dans le cadre de l’exposition Big Bang.

L’installation Les Bourgeois de Vancouver tire son titre et son inspiration d’un groupe statuaire célèbre, dont il existe douze exemplaires en bronze dans le monde ³. Commencé en 1884 et inauguré en 1895 devant l’hôtel de ville de Calais, il consiste en une allégorie tragique et expressive représentant six personnages masculins, qui contribua grandement à la renommée de Rodin. L’histoire de la genèse de cet ensemble fait explicitement référence à un évènement héroïque qui se serait produit au cours de la guerre de Cent ans, un conflit qui opposa la France à l’Angleterre au Moyen Âge.

Au mois d’août 1347, la ville fortifiée de Calais, alors assiégée par le roi Édouard III d’Angleterre depuis près d’une année, allait bientôt être prise par les armes. Le désespoir gagnait la population de la cité. Afin de négocier des conditions de reddition magnanimes auprès de la Couronne anglaise, six bourgeois proposent leur exécution à titre de tribut militaire. Le prix de leur sacrifice aurait pour effet de laisser la vie sauve aux autres Calaisiens. C’est le moment du départ vers le camp du roi ennemi qui est dépeint dans l’ensemble sculptural montrant les six citadins, corde au cou et clés de la ville en main, tourmentés par l’idée de la mort à laquelle ils allaient inéluctablement se livrer. Touchée par cette exceptionnelle démonstration de courage, la femme d’Édouard III Philippa de Hainault, une Française, convainc en dernière instance son mari de les gracier.

Les Bourgeois de Vancouver

C’est donc là où se trouve le point d’origine de l’œuvre d’Hannah, œuvre qui demeure fidèle au cheminement antérieur de l’artiste et qui s’inscrit dans une certaine continuité thématique avec Les Bourgeois de Calais: Crated and Displaced (2010). Transposition abstraite de l’œuvre de Rodin, l’installation Les Bourgeois de Vancouver se déploie dans l’espace à l’aide d’un dispositif composé de six téléviseurs circonscrits à l’intérieur d’un cercle imaginaire de quelques mètres de diamètre. Les écrans sont tournés à la verticale et disposés vers l’extérieur de la circonférence de ce cercle de sorte que le visiteur puisse apprécier les images vidéo en faisant le tour de l’installation, comme il pourrait le faire avec la sculpture véritable en d’autres temps et lieux. Sur ces écrans sont présentés, en alternance, des prises directes d’un original de bronze des Bourgeois de Calais et les récits mis en images des « bourgeois de Vancouver », c’est-à-dire de six résidents de la ville : un ancien employé d’une scierie au chômage venu s’installer à Vancouver, une junkie en désintoxication, un ex-comptable fraudeur à peine sorti de prison, un poète, un skieur et une vieille dame asiatique.

Ces six Vancouvéroises et Vancouvérois sont invités à incarner les personnages du monument sculptural original. Sur chaque écran, nous suivons un à un ces figurants dans leur quotidien, mais aussi lors de leur préparation (maquillage, habillage, répétitions) pour prendre part à un tableau vivant. Ce tableau s’inscrit donc dans une fiction, elle-même présentée au sein de l’installation et formant du même coup la trame et le dénouement narratif de chacune des histoires des personnages.

L’astuce est intéressante puisqu’Hannah et Arcand ont non seulement imaginé une mise en scène pour le tableau vivant et doublé celui-ci d’une captation d’une action performative fonctionnant comme une sorte de prologue, mais ils ont également su combiner l’une et l’autre de leurs démarches en un tout limpide et particulièrement cohérent. En effet, si pour Hannah la ligne conceptuelle avec ses œuvres antérieures a déjà été démontrée, cette même cohésion est tout aussi claire pour le cinéaste chevronné qu’est Arcand, auteur, notamment, de Réjeanne Padovani (1973), du Déclin de l’empire américain (1986), des Invasions barbares (2003) et de L’âge des ténèbres (2007). On peut effectivement voir ici combien, chez Arcand, la résistance critique ou le désir d’émancipation des personnages face à l’effritement des pouvoirs socioéconomiques prennent toujours valeur de symboles. Ceux-ci évoquent souvent dans son œuvre des évènements bien connus de l’histoire classique (chute de l’Empire romain, l’invasion des « barbares », références à Jules César…). Mais encore, on ne pourra s’empêcher de remarquer un certain caractère « cinématographique », en marge du cinéma direct et plus documentaire, qui découle vraisemblablement d’un regard qu’on trouvait déjà chez le jeune Arcand… Rappellant les essais incisifs des débuts de ce dernier à l’Office national du film, cette proximité avec une réalité frontale, crue, qui teinte certains des segments des Bourgeois de Vancouver, saisissant sur le vif le quotidien des protagonistes de l’œuvre, nous permet de mesurer le rôle joué par Arcand dans le projet.

En cela, le choix des acteurs, réunis grâce à une annonce dans les journaux, est tout à fait probant et contraste avec les six « bourgeois » du monument rodinien. En effet, un peu comme dans le cas des modèles choisis « dans le peuple » par Rodin pour l’élaboration de son propre groupe, une certaine tension subsiste en ce que ces « figurants » ne sont pas magnifiés ni idéalisés de manière héroïque par les créateurs des Bourgeois de Vancouver. Malgré la rémunération qu’ils reçoivent pour leur performance, une dichotomie affirmée entre la précarité dans laquelle vivent les modèles et la situation de ceux qu’ils sont censés représenter (des membres privilégiés de l’élite économique de Calais) paraîtra évidente. De même, puisqu’à la lumière de recherches récentes nous savons que le fameux sacrifice des bourgeois de Calais était feint ⁴ et issu d’une hagiographie à la gloire du mythe national français, la réactualisation de cet épisode dans un contexte d’austérité généralisée touchant plusieurs pays occidentaux a de quoi faire réfléchir sur le sens réel du sacrifice des victimes d’un système économique qui tient les classes inférieures et les pauvres en état de siège permanent…

Enfin, si Hannah avait déjà utilisé, dans Les Bourgeois de Calais: Crated and Displaced, un dispositif composé d’écrans verticaux faisant écho à la verticalité même des sculptures et placés de manière à former un cercle, le choix délibéré qu’ont fait les créateurs de le reprendre pour Les Bourgeois de Vancouver est particulièrement saisissant. Non seulement parce que cette verticalité s’oppose aux habitus cinématographiques et télévisuels pour s’inscrire dans l’art vidéo, mais aussi parce qu’elle sait rendre comme nulle autre le genre du portrait et la sensation que produit l’impérieuse présence des œuvres de Rodin. En somme, ce passage du format classique associé au paysage et au panorama à un format plus pictural est judicieux : il modifie complètement notre interprétation courante de ces œuvres et contribue grandement à ce que l’installation « fonctionne » auprès d’un public familiarisé à la fréquentation des bronzes originaux.

Enfin, on ne soulignera jamais assez que la contemporanéité de l’invention du cinéma et de la lente démocratisation de la presse photographique avec l’œuvre de Rodin a coïncidé avec la production en série d’originaux par laquelle ce dernier a rapidement atteint à une diffusion et une notoriété internationales. Il y aurait encore long à dire sur la manière dont l’installation vidéo inscrit cette sculpture et le tableau vivant qui la reproduit dans un rapport au temps et à l’espace qui renvoie aux origines mixtes de la photographie et du cinéma, et ce, avec la volonté tant de représenter le mouvement que de reproduire les œuvres d’art. La thèse d’Hannah est éloquente à ce sujet et, pour ceux qui voudraient en savoir davantage, elle mérite une lecture attentive.

Pour conclure, il importe de mentionner que cet article a été écrit sans expérience directe des Bourgeois de Vancouver. Dans une curieuse mise à distance et une non moins curieuse mise en abyme, nous nous sommes livré à l’exercice d’imaginer, par l’intermédiaire de ce texte, la reproduction vidéo d’une installation vidéo, qui reproduit elle-même, à l’aide d’un tableau vivant, une œuvre sculpturale originale basée sur un mythe et reproduite en douze exemplaires, à partir d’un moule dont il n’est plus possible de tirer d’autres versions…

 
Directeur artistique à La Bande Vidéo, Sébastien Hudon est auteur et commissaire indépendant. Il a travaillé dans diverses institutions muséales, dont le Musée national des beaux-arts du Québec et le Musée des beaux-arts de Montréal, occupant des fonctions relatives à l’acquisition et à la documentation d’œuvres photographiques. À titre de commissaire, il a présenté deux expositions à la Maison Hamel-Bruneau, à Québec, soit Concerto en bleu majeur et Photographes rebelles à l’époque de la Grande Noirceur (1937-1961).

Denys Arcand est né à Deschambault-Grondines en 1941. Il est le réalisateur de 23 longs métrages, dont Le déclin de l’empire américain (Quinzaine des réalisateurs, Festival de Cannes 1986, nomination aux Oscar), Jésus de Montréal (Prix du jury et Prix du jury œcuménique, Festival de Cannes 1989), Les invasions barbares (Oscar du meilleur film étranger, César du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur scénario et plusieurs fois récompensé au Canada par des prix Jutra et des prix Génie/Genie Awards en 2004), L’Âge des ténèbres (sélection hors compétition, Festival de Cannes 2007) et Le règne de la beauté (Festival international du film de Toronto 2014).

Adad Hannah est né à New York en 1971. Il partage aujourd’hui son temps entre Montréal et Vancouver. Adad Hannah s’intéresse à la manière dont le corps occupe l’espace, à la notion de tableau vivant et, plus généralement, à la relation entre photographie, vidéo, sculpture et performance. Ses œuvres font, entre autres, partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa), du Museo Tamayo (Mexico), du Leeum, Samsung Museum of Art (Séoul), du San Antonio Museum of Art, du Musée d’art contemporain de Montréal et du Musée des beauxarts de Montréal. Adad Hannah est représenté par Pierre-François Ouellette art contemporain (Montréal) et Equinox Gallery (Vancouver).
adadhannah.com

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