Par Charles Guilbert
Il arrive que, grâce à l’intuition d’un commissaire, une exposition de groupe devienne une œuvre d’art en soi. C’est le cas de Chroniques d’une disparition, dans laquelle John Zeppetelli non seulement présente cinq œuvres d’une densité extraordinaire mais réussit, par leur rapprochement, à tisser des réseaux de sens qui donnent à chacune des propositions une force redoublée.
Sa recherche sur la disparition, Zeppetelli l’a entamée en se penchant sur une œuvre qui, pour toutes sortes de raisons, n’a pu être exposée. Il s’agit de Là, d’où nous venons, d’Emily Jacir, une artiste palestinienne documentant les actions qu’elle accomplit sur les territoires palestiniens à la demande de réfugiés, son passeport américain lui donnant le privilège d’y avoir accès. La disparition qui touche Zeppetelli est liée à des sous-thèmes comme l’absence, la frontière, le déplacement et le passage du temps. S’inspirant de cette œuvre – qui a finalement « disparu » de son projet –, mais aussi du film du Palestinien Elia Suleiman – auquel il a emprunté son titre d’exposition –, Zeppetelli s’intéresse donc à une nébuleuse thématique plutôt qu’à un seul thème, ce qui l’amène à lier les œuvres en créant de multiples cohérences.
Dans le travail de Jacir comme dans les cinq œuvres finalement choisies, une réalité sociohistorique sert de point de départ pour aborder la question de la disparition. Cette approche documentaire, à force d’inférence, donne souvent lieu, en art contemporain, à des œuvres sèches, didactiques ou illisibles. Ici, ce n’est jamais le cas, les artistes choisis ayant tous un sens développé du récit, de la synthèse et de la poésie. Leurs œuvres, visant à mettre au jour les fondements humains et se situant dans la perspective d’une re-création, atteignent même une dimension mythique.
À la nébuleuse thématique correspond un circuit géographique ayant comme centre les États-Unis. Les œuvres les plus troublantes de l’exposition, celles de Parreno, de Simon et de Fast, arpentent l’espace américain en décrivant sous des angles complètement différents la violence qui y est enracinée et les effets de cette violence, notamment sur des pays comme l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan. Les autres œuvres évoquent le Mexique et Cuba, des pays proches, avec lesquels les États-Unis sont en tension. Cette inscription dans l’espace suscite un jeu de résonances politiques, historiques et culturelles fascinant.
Dans un film de sept minutes intitulé June 8, 1968 (2009), Philippe Parreno décrit le passage du train contenant la dépouille de Robert Kennedy, le sénateur américain assassiné. S’inspirant directement de photos prises à l’époque par Paul Fusco, Parreno met en scène des hommes, des femmes et des enfants immobiles au bord du chemin de fer, venus là rendre hommage à l’homme politique qui était juste avant sa mort candidat à la présidence. Parreno, éliminant de ses tableaux filmés les drapeaux omniprésents sur les photos de l’époque, mais jouant quand même le jeu de la reconstitution historique, crée une œuvre tout en suspension. Comme la caméra épouse souvent le point de vue de la locomotive, ce sont des regards tournés vers le hors-champ et cherchant à capter le passage de la mort qui nous sont donnés à voir. En résulte un troublant face-à-face avec le spectateur où agit une double disparition : celle de la mort d’un homme et celle des signes mêmes de cette mort.
L’œuvre aurait pu s’abîmer dans la répétition si Parreno n’avait pas exploité finement le langage cinématographique pour créer des trouées dans la procession et ainsi animer le spectacle du vide. Par le son, Parreno réussit à attirer notre attention sur le passage de la présence à l’absence. Il multiplie notamment les stratégies sonores pour nous rendre sensibles à la locomotive, signe de mort. On entre parfois dans le tumulte de sa mécanique et puis tout à coup le son coupe sans raison apparente. On la devine au loin, subtil grondement. Puis on est saisi par un grincement strident alors qu’elle traverse avec lenteur une zone urbaine. D’autres sons viennent en contrepoint : le vent fouettant les herbes, un son étrange perçant au moment où un rayon traverse un arbre vu en contre-plongée. Tout s’achève dans un grand silence : celui d’une femme, seule dans une chaloupe, suspendue dans l’attente.
À cette exploration sonore répond une variation des angles de prises de vue qui brise la continuité du travelling fait à partir de la locomotive. S’instille alors une sorte de flottement qui nous fait passer d’un tableau à l’autre dans une logique très libre. Certains tableaux sont saisissants, comme celui de cette femme en bikini, qui assiste seule au passage du train.
Quand le film brusquement s’interrompt, les lumières de la salle s’allument et l’on découvre que toute la pièce est couverte d’une moquette d’un rouge vif. L’expérience de l’espace où l’on se trouve alors, violemment juxtaposé à l’espace virtuel dont on vient de sortir, amène un lot de questions. Quelle est cette chambre au tapis rouge ? Un lieu officiel ? Un endroit de cérémonie ? Le lieu du sang et de la violence ? Puis les lumières s’éteignent… et on retourne dans la fiction.
Cette tension entre réalité et fiction est au cœur de 5000 Feet Is the Best (2011), un film de 27 minutes, à la fois labyrinthique et fluide, dans lequel Omer Fast entremêle les interviews de deux opérateurs de drone de l’armée américaine, l’un réel, l’autre fictif. L’interview de ce dernier, qui a lieu dans une chambre d’hôtel, est répétée, mais chaque fois survient un léger décalage qui ouvre sur d’autres récits, certains directement liés au travail de pilote de drone, d’autres apparemment digressifs. « Est-ce qu’un opérateur de drone est un vrai pilote ? » Cette question, qui revient de façon lancinante lors de l’interview, met en lumière le glissement de la guerre réelle à la guerre virtuelle, un bombardement en Afghanistan pouvant aujourd’hui être piloté de Las Vegas. En voix hors champ, le vrai pilote de drone raconte son besoin de jouer longuement à des jeux vidéo au retour d’une journée de travail, passant ainsi imperceptiblement de la guerre réelle au jeu. Il décrit aussi les graves douleurs psychologiques qui découlent de son travail et qu’on appelle « stress virtuel ».
À ce témoignage, Fast, ironique, accole des images qui mènent à un renversement de perspective et, par le fait même, favorise une nouvelle prise de conscience. Par exemple, lorsque le pilote décrit le maniement de l’arme, nommée Predator, on suit en plongée un jeune Américain se promenant à bicyclette dans un vaste quartier domiciliaire moderne ou encore une petite famille américaine en route pour la campagne.
Autant par la structure, tout en glissements et en déplacements, que par la mise en scène, notamment à travers les gestes erratiques faits par le personnage fictif, Fast réussit à rendre compte de l’étrangeté, de la désorientation et du désarroi qui résultent de cette guerre déterritorialisée. Il montre aussi comment, avec cette technologie de pointe utilisée pour faire disparaître l’autre, tout sentiment de réalité tend à disparaître.
C’est aussi un sentiment de déréalisation que distille l’œuvre magistrale de Taryn Simon, An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2007), dont nous sont présentées 19 photos accom-pagnées de textes (la série entière en comprend 70). Dans des cadrages souvent statiques, dépouillés, et même cliniques, Simon révèle des lieux normalement inaccessibles (un institut de cryostase, la salle de l’aéroport international jfk où sont recueillis les déchets organiques interceptés aux douanes, un centre d’entreposage de déchets nucléaires…), des phénomènes tabous (l’édition en braille de Playboy, l’hyménoplastie…) ou des personnages tenant des positions limites (un citoyen de l’Oregon atteint du cancer des os qui a obtenu légalement une prescription de pentobarbital lui permettant de se suicider, un prisonnier dans les couloirs de la mort…). Ces images sont accompagnées de textes explicatifs captivants qui permettent à la fois de comprendre l’image et de la situer dans un contexte social, politique et économique beaucoup plus large. À force d’accumuler dates, prix, mesures et statistiques, Simon, dont le ton est d’une objectivité presque outrancière, fait preuve d’une ironie profonde puisque, tout en mettant en valeur l’extravagance et la rareté de ce qui se trouve dans ses images, elle suscite un vif rejet des excès et des dérives américaines. Ces excès, ce sont d’abord ceux d’une science qui, à force de chercher à tout maîtriser, conduit à la maladie, à l’enfermement, à la folie et à la mort. Ce sont aussi ceux de la loi qui, en menant à l’exclusion et à l’isolement, créent toutes sortes de formes de disparition. Il n’est donc pas étonnant que nombre d’images s’intéressent au thème de la frontière (cécité, douane, hymen) et au motif de l’espace fermé (cage, aquarium, laboratoire, prison, salle de quarantaine, lieu de chasse clôturé…). Par eux, Simon nous incite à la méditation et à la vigilance.
Les autres œuvres de l’exposition suscitent un même type d’éveil. Une seconde œuvre de Taryn Simon, Zahra/Farah, aborde avec sensibilité le destin croisé de deux Irakiennes, la première ayant été violée et tuée par des soldats américains. José Toirac, avec Opus, réduit un discours de Fidel Castro à la litanie des nombres qu’il contient, proposant ainsi une réflexion sur les liens entre lyrisme, rationalité et idéologie. Teresa Margolles, avec Plancha, met en scène de façon très poétique l’évaporation goutte à goutte d’une eau provenant d’une morgue mexicaine qui a servi à laver des personnes décédées de mort violente.
Chacune des œuvres de cette exposition nous plonge dans l’inquiétude sous-jacente à toute disparition, nous amenant à retrouver une position d’étonnement devant le réel et une volonté d’agir sur celui-ci.
Charles Guilbert est artiste, écrivain et critique (charlesguilbert.ca). Ses réalisations artistiques ont été présentées au Québec et à l’étranger, notamment au Musée d’art contemporain de Montréal, à la Manif d’art de Québec, au Casino Luxembourg et au Metropolitan Museum de Tokyo.