[Printemps 2010]
Hu Yang, Li You (de Shanghai, salarié dans une entreprise). © Hu Yang
杨文金 (四川籍 民工)
沈凤巧 (江苏籍 民工)
出来打工,就是为了挣钱,生活过得好一点。但是挣钱,说的容易。我们乡下人
到上海这样的大城市里来想挣大钱,那是不可能的。我们干最苦,最累,最脏的活,
反而挣不到大钱。
Yang Weijin (du Sichuan, ouvrier du bâtiment)
Shen Fengqiao (du Sichuan, ouvrier du bâtiment)
Je suis venu à Shanghai pour travailler et améliorer ma vie, sauf que les gens comme moi ne gagneront jamais beaucoup d’argent dans une ville comme Shanghai. On a le travail le plus dur, le plus sale et le plus fatigant, mais on ne fera jamais fortune.
徐 颖 (上海籍 中专生)
我父亲早年去世,家里经济条件困难。我希望尽早的工作,改善家里的生活。
墙上贴的这些图片,都是我崇拜的偶像。我是追星族,崇拜许多文艺和体育明星。
Xu Ying (de Shanghai, élève dans un lycée technique)
Mon père est décédé depuis longtemps, ce qui rend la vie difficile. Je voudrais travailler dès que possible pour aider ma famille. Je suis fan de sportifs et d’acteurs de cinéma. Tous ceux-là [sur les affiches] sont mes idoles.
薛松 (上海籍 画家)
工作时我喜欢安静,一个人画画时间长了挺闷的,所以常常和朋友泡酒吧,
聊聊天,喜欢热闹。以前年轻时单纯,没有责任心,穷得挺开心;现在有钱了,
想得多了,有了责任心,压力就大,反而没有以前开心了。还是最想画画,
是内心的需要。否则会觉得心里很空。只有画画才开心。我以前的愿望现在基本
上全达到了,因为要求低,没想挣它5个亿(笑)。还是淡泊的生活比较幸福。
身体不好,画不出好作品,碰到烦人的事时都会痛苦。随着时间的推移,痛苦也
就消失了。
Xue Song (de Shanghai, artiste)
J’aime travailler dans le calme. Quand je m’ennuie, je vais au pub avec des amis, pour boire un verre et discuter. Quand j’étais jeune et pauvre je n’avais pas vraiment de responsabilités. Aujourd’hui l’argent n’est plus un problème, mais j’ai beaucoup de responsabilités et ça me stresse. Tout ce que j’avais souhaité s’est déjà réalisé; j’avais des désirs simples. Je n’avais jamais pensé avoir 500 millions, mais je serais peut-être plus heureux en vivant simplement. Je ne suis pas en bonne santé, je n’arrive pas à produire de bonnes œuvres. Je suis souvent angoissé. Mais le temps aide à guérir.
魏玉芳 (山东籍 小贩)
我们的日子过得很苦,每顿都是煎饼就着咸菜吃,加上一杯白开水。孩子们想吃
荤菜时,就烧一个鸡蛋给他们吃。只要不下雨,就天天早出夜归,每天做十五、
六个小时生意。希望孩子们上好学,我那怕东借西凑也要让他们上大学,别象我
这样没文化。大儿子很争气,每学期都得奖回家,我很开心。外出摆水果滩被地
痞流氓欺负,让我伤心透了。
Wei Yufang (de Shandong, marchand de fruits ambulant)
On mène une vie dure, et on mange aux trois repas des beignets avec des condiments et un verre d’eau. Quand les enfants veulent de la viande, on leur cuit un oeuf. On travaille plus de quinze heures par jour s’il ne pleut pas. On voudrait que nos enfants soient éduqués, qu’ils ne vivent pas comme nous. Je risquerai tout pour que mes enfants aillent à l’université. Mon fils aîné est très bon élève et ramène des prix chaque semestre. Les voyous me harcèlent régulièrement, c’est mon principal problème.
陈檬嘉 (上海籍 公司董事长)
我爱好广泛,生活丰富。打高尔夫球,游泳,听音乐会,与朋友一起喝咖啡,
聊天,还喜欢到世界各地去旅游。希望拥有一座庄园,养一匹良驹,我喜欢骑在
马上的感觉。过悠闲的田园生活。国内的人际关系太复杂,心理上有压力。
自己开公司也挺烦的,很累
Chen Mengjia (de Shanghai, chef d’entreprise)
J’ai beaucoup de loisirs et une vie enrichissante. Je joue au golf, je nage, j’assiste à des concerts, je rencontre des amis devant un café, je voyage. Je rêve d’avoir une propriété et un cheval. J’aime monter à cheval et mener une vie insouciante. Les relations humaines sont compliquées en Chine, ça me stresse. C’est fatigant d’avoir sa propre entreprise.
徐宗汉 (美国籍 品牌咨询)
我的生活融会了东方和西方,现代和传统。不做事就不开心,现在的生活又太忙乱。
在美国工作感觉没有在上海有意思。只是为了挣钱,对社会没有意义。我骨子里是
一个中国人,总希望为中国做点什么。把美国的好东西与中国的好东西结合起来,
为中国服务。能与中国一起成长和发展,是我最大的心愿。选择,让我感觉痛苦
Xu Zonghan (Américain, consultant en marques de commerce)
Ma vie est un mélange d’oriental et d’occidental, de modernité et de tradition. Je m’ennuie quand j’arrête de travailler, mais la vie est compliquée. Travailler en Amérique est moins intéressant qu’à Shanghai. Là-bas, on travaille seulement pour l’argent. Je suis chinois et je veux faire quelque chose pour la Chine, combiner ce qu’il y a de bien en Amérique et en Chine. Mon voeu le plus cher est de grandir et me développer avec la Chine. Le choix est difficile.
孟如顺 (上海籍 退休工人)
朱凤英 (上海籍 退休工人)
希望子女好,我们自己不要生病
Meng Rushun (de Shanghai, travailleuse à la retraite)
Zhu Fengyin (de Shanghai, travailleur à la retraite)
Nous espérons que nos enfants réussissent dans leur travail et que nous puissions rester en bonne santé.
黄豆豆 (上海籍 舞蹈家)
我现在团里担任艺术总监、编导、主演,工作非常地繁忙。
平时连练功的时间都没有,只能边工作边练功,节省时间,一举二得。希望能出
国去进修现代舞的编导,在业务上再提高一步。要说痛苦,那就是我现在没有
正常人的生活。
Huang Dou Dou (de Shanghai, danseur)
Je suis à la fois le directeur artistique et le danseur principal de la troupe. Je suis tellement occupé que je n’ai même pas le temps de répéter. Je dois répéter en travaillant, faire toujours d’une pierre deux coups. J’aimerais avoir du temps pour étudier la danse à l’étranger et m’améliorer. Ne pas pouvoir mener une vie normale me pèse.
高 鸣(吉林籍 无业)
我每天在家里思考一些人类精神层面上的问题,希望时光能够往回倒流,
我不知道社会是方的还是圆的。绘画和养花是我的二大爱好。通过绘画可以表达
生存状态感到还可以,每天能够按照自己的方式生活;广义地说,我没什么可以
说不满意的,妻子挣钱供养着我,而我整天干着不务实的事(苦笑)。我为自己
精神上不够完善,性格上较懒散,生活能力不太强而感到痛苦。
Gao Ming (de Jilin, sans emploi)
Chaque jour je pense à des questions philosophiques. J’aimerais que le temps fasse marche arrière, et je voudrais savoir si cette société est carrée ou ronde. Peindre et cultiver des fleurs sont mes deux passe-temps. J’exprime mes pensées, mes convictions, mes sentiments par la peinture, tandis que je peux communiquer avec la nature par les fleurs. Dans un sens restreint, mon existence actuelle me convient parce que je mène la vie que je veux; au sens large, je n’ai pas à me plaindre. C’est ma femme qui fait vivre la famille et je ne fais que des choses improductives toute la journée. Mon imperfection spirituelle, mon caractère paresseux et ma faible vitalité, voilà ce qui me tracasse.
李 游 (上海籍 公司职员)
我在一家外资公司工作。白天上班心理压力很大,精神上紧张,工作又忙。
下班回到家什么事都不想干,先把自己泡在浴缸里身心放松二小时,看一部碟片
享受一下。我还是一位业余的网络作家。
Li You (de Shanghai, salarié dans une entreprise)
Je travaille sous pression dans une entreprise étrangère. La seule chose dont j’ai envie après le travail, c’est de me détendre dans le bain pendant deux heures, et regarder un DVD. Je suis également écrivain amateur sur Internet.
谭锦盛 (上海籍 退休工人)
我现在寄宿在同事小杨家里,生活的很满意。我什么都不想了,就希望身体健康,
享受晚年。虽然儿子对我很好,但因为不住在一起,所以我感到孤单。
Tang Jinsheng (de Shanghai, travailleur à la retraite)
Je vis chez un collègue en tant qu’invité, et ma vie me convient. Mon fils a été bon pour moi, mais je me sens seul parce que je ne vis pas avec sa famille. Maintenant mon unique désir est de rester en bonne santé et d’avoir une vieillesse heureuse.
秦 磊 (湖北籍 发型师)
我的生活与幸福美满的人相比,还不如。但和不幸的人比较,就好多了。挣钱
固然重要,但还是要有人情味。不是什么钱都可以挣的,要有道。我最想躺在水边
听音乐,下象棋。生活中痛苦总是有的,这时我就独自去河边游走。时间长了,
自然也就过去了。
刘建敏 (广东籍 美发店学徒)
我的生活很简单,就是工作,玩。过日子吗,开心就好。想那么多有什么意思?
Qin Lei (de Hubei, coiffeuse)
Je suis moins bien lotie que les gens qui ont de la chance, mais mieux que les malchanceux. L’argent est important, mais il y a des choses que l’argent ne peut pas acheter. Je rêve de m’allonger au bord d’une rivière en écoutant de la musique, ou en jouant aux échecs. Quand je suis triste, je vais près de la rivière. La tristesse fait partie de la vie, il faut apprendre à la gérer. Le temps est un bon remède. Liu Jianmin (de Canton, apprentie coiffeuse)
Ma vie est simple, elle consiste simplement à travailler et à m’amuser. Être heureux, voilà le plus important dans la vie; penser à trop de choses ne sert à rien.
景茗 (上海籍 公务员)
我们的生活过得舒适,悠闲,
对目前的生活状况感到满意。我想学一门手艺,如木工或机械制作。因为我从小
就喜欢摆弄钟表,很开心。但生活中有许多无奈。
叶敬 (上海籍 英语翻译)
英语翻译是我的爱好,能将爱好变成我的职业我很开心。但自由职业开头接业务
很难,我希望多工作。我还想从事与动物有关的工作,比如:开动物园,水族馆
和宠物医院。遗憾的是没有时间。
Jing Ming (de Shanghai, fonctionnaire)
Nous sommes satisfaits de notre vie actuelle : elle est agréable et confortable. J’aimerais apprendre une technique, comme la menuiserie ou la mécanique. Quand j’étais petit j’aimais examiner les montres et leur fonctionnement. Je suis heureux, mais beaucoup de choses sont simplement décourageantes. Ye Jing (de Shanghai, traductrice de l’anglais)
La traduction a toujours été mon passe-temps, et je suis contente d’être devenue traductrice professionnelle. Au tout début c’est difficile d’être indépendant. J’ai envie de trouver des activités reliées aux animaux, comme travailler dans un zoo, un aquarium, ou une clinique vétérinaire. Le seul problème c’est que je n’ai pas le temps!
林路 (上海籍 大学副教授)
我工作比较紧张,忙不过来。业余时间几乎也都用在了工作上。
但我会自己调整,不把自己搞得太累。抽空看看电视里的体育新闻,足球比赛,
调剂放松一下身心。我喜欢过休闲放松的生活,有时间翻译国外的摄影理论,
研究摄影家和作品,撰文著书。现在时间和精力都不够用。钱也都花在买国外
摄影画册上了。愿家人平安。我没有痛苦,一直以来都比较顺利。
Lin Lu (de Shanghai, maître de conférences à l’université)
Je passe la majeure partie de mon temps libre à travailler. Je sais que je ne dois pas trop travailler, alors je regarde les nouvelles du sport ou des matchs de foot pour me détendre. J’aime avoir une existence aisée et confortable; j’ai essayé de traduire des livres de théorie sur la photographie, d’étudier les photographes et leurs œuvres et d’écrire des livres. Maintenant je n’ai plus assez de temps et d’énergie. J’achète beaucoup de livres sur la photo. Je souhaite que ma famille soit en bonne santé. Je n’ai pas de soucis particuliers, la vie a toujours été bonne avec moi.
Les strates de l’espace privé
par Lei Ping
Si chaque ville a sa mémoire propre, il faut la chercher dans le matériau de ses expériences passées. Comme Walter Benjamin le note dans sa « Chronique berlinoise », le sol représente « le médium où sont ensevelies les villes mortes. Qui cherche à s’approcher de son propre passé enseveli doit se comporter comme un homme qui creuse. ^ Les innombrables façades de Shanghai sont autant de précieux fragments ou bustes attendant des observateurs urbains comme Hu Yang : en témoignant des changements de rythme dans le temps et l’espace de la ville, il tente de localiser (et relocaliser) le sens d’un sentiment de perte, d’irréversibilité historique.
Les photographies artistiques et « philosophiques » de Hu Yang dressent le portrait de plus de 500 familles vivant dans un Shanghai postcommuniste. Positionnées au cœur de l’activité urbaine, ces images, individuellement et collectivement, appréhendent la véritable personnalité de la ville et captent son essence à travers une vue intimiste de son intériorité : l’espace de la vie quotidienne. Hu Yang n’est pas seulement un praticien de l’art, c’est un conteur d’histoires sur l’existence de ses contemporains. Des travailleurs shan-ghaiens sans emploi aux ouvriers agricoles itinérants, des artistes insouciants aux entrepreneurs « nouveaux riches » étrangers ou locaux, Hu Yang considère ces espaces sociaux disparates comme des images et des relations qui invitent à la réflexion, au travers desquelles il recherche sa propre réalité, déchiffrant et démystifiant le langage des gens ordinaires de tous les milieux, dans la métropole postsocialiste qui fut autrefois le Paris de l’Orient.
Le charme cosmopolite de Shanghai offre un contraste intéressant avec sa configuration urbaine. Depuis la visite de Deng Xiaoping dans le sud en 1992, Shanghai a fait l’objet d’une réorientation stratégique, devenant l’un des principaux acteurs de la réforme intensive en Chine, à l’ère postsocialiste du capitalisme mondial. Bénéficiant d’une situation géographique privilégiée, la ville a maintenu son identité sociale, historique et politique au cœur de la vie urbaine. Elle conserve, depuis la guerre de l’opium, un statut de port ouvert au commerce international et continue de jouer un rôle stratégique en tant que centre financier. Des politiques majeures ont provoqué une redéfinition du quotidien des citadins ordinaires et une reconfiguration de leur espace privé : reprivatisation de l’économie, vagues de frénésie consommatrice et immobilière, assouplissement politique des mesures de soutien au gouvernement central, intensification rapide des programmes d’échanges technologiques, économiques et intellectuels avec l’étranger, sur fond de mondialisation.
Dans ce contexte sociopolitique chargé, Hu Yang observe à travers son objectif la complexité du « Shanghai living »quotidien. Une série de photos édifiantes sur les démolitions en cours révèle les inquiétudes des habitants, incertains de leur sort durant le processus de relocalisation. Une photographie dépeint un couple de Shanghaiens à la retraite (Sheng Chaozhen et Fan Jiujin) et leur fils, dans une salle de séjour très encombrée où se côtoient moyens de transport (vélos), articles de cuisine et de loisirs (cages à oiseaux). L’approche ethnographique de Hu Yang nous donne ce récit : « Un promoteur immobilier a vu notre terrain, il cherche à nous convaincre de déménager… Nous sommes en conflit depuis deux ans. La vie devient très difficile. Nous sommes envahis par les débris et la poussière des travaux, par les mouches, les moustiques. Notre souhait est que le gouvernement nous aide à résoudre ce problème bientôt. » Sur leurs traits, on peut lire la stupéfaction, le découragement, le désespoir que suscite leur environnement quotidien : ils sont profondément perturbés par les effets du projet de démolition et n’ont aucune idée de l’identité du véritable « prédateur». En photographiant un autre couple retraité, Tan Hongzhang et Chen Lingmei, Hu Yang attire notre attention sur une situation similaire : ils habitent une maison shikumen2 traditionnelle où ils attendent un avis de relocalisation forcée de la part du gouvernement. Leurs voix inquiètes et désemparées nous parviennent dans leur entretien avec Hu Yang : « Il paraît que le gouvernement va démolir la maison, mais il ne s’est encore rien passé… Un appartement en ville serait au-dessus de nos moyens… Pour l’instant nous habitons chez notre fils aîné dans un shikumen; c’est petit mais le quartier est très pratique… Notre inquiétude majeure est liée au logement. » Entre la propagande affichée d’une existence idéale en banlieue et la commercialisation de la vie quotidienne naît un sentiment de détresse et de victimisation, auquel vient se mêler l’attente toujours reportée d’une vie meilleure et d’un progrès futur.
Dès l’instant où le gouvernement décidait de démolir les espaces urbains de Shanghai, il était inévitable que la ville adopte un modèle d’« hyperespace » postmoderne et surréel, où le projet de modernisation et de mondialisation pouvait rapidement prendre forme et devenir concurrentiel. Cette formidable détermination du nouveau Shanghai condamne l’ancien à une existence fantomatique et entraîne une transformation draconienne des espaces privés. Obéissant à la logique de territorialité changeante qui est celle du capital mondial, le quartier résidentiel doit céder la place aux règles universelles du profit et du luxe. Autrement dit, des gens comme ces couples retraités sont censés comprendre l’appel de l’économie de marché mondiale postmoderne et la revalorisation foncière de la ville. Leur espace de vie encombré, tel qu’il apparaît dans les photographies de Hu Yang, semble aussi surchargé que le salon d’autrefois : « inapproprié » et « désorganisé », il représente un obstacle sur la voie expresse postsocialiste vers une future capitale financière de science-fiction.
Ainsi, les classes sociales sont redistribuées selon de nouvelles strates, à l’image de l’identité intérieure et extérieure de Shanghai. Comme l’affirment Deborah Davis et Nancy Chen, les villes intensifient et illustrent de façon plus flagrante cette transformation économique, sociale et culturelle radicale, voire brutale. Dans ce contexte, Hu Yang médite sur les tensions internes et les contradictions de la nouvelle économie de marché et découvre de nouvelles significations quand il documente les luttes quotidiennes et les sujets de réjouissance des gens ordinaires en relation à leur espace quotidien. Les divergences entre riches et pauvres, entre ceux qui ont le contrôle de leur existence et ceux qui l’ont perdu, convergent dans cette représentation de la vie urbaine. En tant que spectateur, on peut difficilement détourner le regard de certaines photographies : celle d’un couple de Shang-dong qui doit travailler dur pour élever ses quatre enfants – nombre trop élevé pour la Chine – malgré les épreuves et le manque d’espace; ou celle d’une ouvrière shanghaienne au chômage qui fait des siestes « de loisir» et décore sa chambre avec des circulaires de supermarché; ou encore l’image de travailleurs agricoles / itinérants urbains qui partagent, avec des douzaines d’autres, des lits superposés dans une pièce exiguë.
Par contraste, Hu Yang nous montre sans relâche et sans complaisance un ensemble distingué de nouveaux riches. Leur mode de vie actuel au luxe affiché, leurs vastes espaces privés impeccablement tenus semblent affirmer que la vie leur convient parfaitement telle qu’elle est. Dans le portrait d’un PDG de Shanghai, Tang Zhenan, qui lit (en harmonie avec son épouse) dans un salon Renaissance baigné de soleil, l’appareil photo de Hu Yang s’immisce dans une scène qui symbolise aux yeux du monde la vie idéale de la classe supérieure. Et il y a certainement, dans quelque hôtel clôturé de Shanghai, une pièce dorée où la richesse est normalisée en tant que nécessité quotidienne. Ici, Hu Yang s’efforce de créer un choc visuel par l’intermédiaire de ce capital symbolique et matériel, dont l’invisible propriétaire est finalement identifié et révélé. Cependant, l’ère de réforme postsocialiste qu’il décrit, en favorisant la redistribution des richesses et des positions sociales, a déjà eu des effets notables à Shanghai, et permis, à divers niveaux de l’échelle sociale, une renégociation des statuts sociopolitiques.
Avec Shanghai Living, Hu Yang présente un portrait approfondi de la ville, à la fois visuel, social, historique et politique, posant un regard critique sur les multiples niveaux de vie invisibles et privés de ses habitants. Les déclinaisons topographiques et prosaïques de l’espace intérieur urbain sont condensées dans l’éventail des images qu’il a captées en une saisie dialectique qui offre à la ville matière à réflexion.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Walter Benjamin, « Chronique berlinoise », Écrits autobiographiques, trad. Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1994, p. 277.
2 Shikumen signifie, littéralement « porte en bois dans une arche de pierre ».
Hu Yang se spécialise dans la photographie documentaire. Natif de Shanghai, il s’est fait connaître grâce à un projet photographique ambitieux, Shanghai Living, réalisé en 2005, dont un extrait a été présenté pour la première fois par la galerie ShanghART la même année. Depuis, il a été invité à participer à de nombreuses expositions qui se sont tenues à l’extérieur de la Chine, notamment à Rotterdam aux Pays-Bas (2006), en Russie (2006) et aux États-Unis (2005). Très récemment, il faisait partie de Reversed Images: Représentations of Shanghai and its Contemporary Material Culture, une exposition élaborée par le Musée de la photographie contemporaine de Chicago (2009). Hu Yang est représenté par la galerie ShanghART à Shanghai.
Lei Ping est doctorante au département des Études est-asiatiques à l’Université de New York. Sa recherche porte notamment sur le cinéma et la littérature à Shanghai au XXe siècle, l’espace urbain, la (post)modernité en Chine et les rapports entre les classes sociales, la culture et la ville.