[Printemps-été 2018]
Par Jill Glessing
Le déplacement est à la base de l’existence. Nous sommes en quête d’un meilleur endroit depuis que nos lointains ancêtres ont quitté la mer pour ramper sur la terre ferme. À cet instinct, toutefois, s’oppose le territorialisme qui cherche à endiguer nos déplacements avec des murs, petits et grands. L’ère moderne accroît les espaces exclusifs, avec ses domaines clôturés, ses propriétés privées ou ses États-nations. L’intensification de la construction de murs aux frontières accompagne la reconfiguration géopolitique post-Deuxième Guerre mondiale, et plus tard, paradoxalement, l’affaiblissement des barrières tarifaires et la mobilité accrue du capital, conséquences de la mondialisation. Et ça continue alors que les pays favorisés veulent briser les vagues migratoires que causent ailleurs la guerre, la pauvreté et les effets des changements climatiques.
Dans l’histoire moderne des frontières, un des projets les plus décriés a coupé une ville en deux pendant la guerre froide : le mur de Berlin. Érigé à partir de 1961 par la RDA, sa valeur emblématique n’a fait que s’accroître avec sa destruction en 1989, suivie de la mise en circulation d’éléments hors d’Allemagne. Dans le « monde libre », beaucoup voyaient dans ces fragments de béton itinérants – grands pans et petits éclats – la preuve de la supériorité de la démocratie libérale et du capitalisme sur un communisme en échec ; la « fin de l’histoire », selon l’expression tristement célèbre de Francis Fukuyama. Leur riche symbolisme devant générer une exploitation commerciale et idéologique, le mur s’est mué en marchandise, en attraction touristique, en souvenir, en cadeau d’État, en propagande, en objet de collection voire en occasion d’affaires sur eBay. Maintenant que les deux tiers du mur se trouvent en sol américain, l’appel de Ronald Reagan à l’abattre, en 1987, prend rétrospectivement des airs de demande pour un nouveau produit. Le pays le plus opposé au projet soviétique fut aussi le plus prompt à le rentabiliser.
Freedom Rocks: The Everyday Life of the Berlin Wall [Pans de liberté : le mur de Berlin au quotidien], projet d’art documentaire issu d’une longue collaboration entre Blake Fitzpatrick et Vid Ingelevics, table sur ce riche récit d’architecture et d’idéologie. Depuis 2003, les artistes, en tant qu’archéologues et anthropologues culturels, ont oeuvré à prolonger l’histoire du mur au-delà de 1989. Leurs imposantes archives photographiques et vidéo sur la présence du mur à Berlin et en Amérique du Nord documentent tout autant sa banalité quotidienne que ses aspects monumentaux. Les artistes y ont puisé pour créer des installations qui offrent des points de vue diversifiés sur cette histoire culturelle.
De nouvelles compilations du fonds d’archives de Fitzpatrick et Ingelevics ont récemment fait l’objet de deux présentations distinctes à Toronto. En 2017, chez Prefix ICA, The Labour of Commemoration1 portait sur la commémoration à Berlin du vingt-cinquième anniversaire de la chute du mur au moyen d’une imposante installation vidéo à trois canaux. Arpentant la ville à vélo, les artistes ont documenté la préparation d’un événement banal, sa tenue et le nettoyage subséquent, avant d’en faire un film où s’intercalent ces épisodes. Les événements mis en scène, l’apparition de Gorbatchev par exemple, s’y fondent minutieusement avec les autres, comme le transport par des ouvriers d’un pan du mur fraîchement repeint à l’effigie du même dirigeant soviétique jusque devant un hôtel de luxe.
La mise en marché de blocs du mur en guise de souvenirs est à l’origine d’une bonne partie de l’activité économique consécutive à sa chute. Présentées à tort comme étant plus authentiques, les pièces recouvertes de graffitis sont les plus prisées. Pour écouler les autres, grises, on les a peintes ; puis on en a fabriqué de nouvelles pour répondre à la demande. 3D printed Berlin Wall Souvenir(s), 2017 [Souvenirs du mur de Berlin imprimés en 3D] est une vitrine remplie de pièces issues de la collection des artistes qui présente des rangées de faux fragments, identiques par la forme et la couleur.
On ne peut aborder le sujet des murs frontaliers sans songer aux cas qui font polémique maintenant : le mur de l’apartheid israélien qui contrôle les déplacements des Palestiniens ; les barrières espagnoles de Ceuta et Melilla, érigées pour contrer la migration africaine ; l’extension du mur à la frontière entre les États-Unis et le Mexique proposée par le président Trump pour repousser les « criminels, les trafiquants de drogue et les violeurs ». En rapport avec ce dernier exemple, l’installation Friendship Park (2014) [Parc de l’amitié] comporte trois photographies couleur des barrières qui séparent San Diego de Tijuana. Sur un petit écran, une courte vidéo rapporte le témoignage d’un homme séparé de la partie californienne de sa communauté. Observant au travers d’un épais treillis de métal, il relève l’ironie derrière le nom du parc, et le retrait hostile de la plaque commémorant cette « amitié » du côté américain.
Si les petits blocs peuvent être vendus en tant que souvenirs, les pans entiers du mur – plus onéreux, plus monumentaux – sont appelés à marquer le statut économique ou politique de leur acquéreur. Dans The Mobile Ruin à l’Harbourfront Centre2, un grand collage de vingt photos couleur, posé au mur à la manière de mots croisés (2017), illustre le destin varié, étrange et souvent ambulant de ces pans du mur qui ont franchi l’Atlantique.
Une image résume leur mise en marché aux États-Unis. Joe Sciamarelli est un entrepreneur du New Jersey et fervent critique du communisme comblé par la chute du mur. Il a acquis les droits de distribution de ces puissants symboles de béton. Une photo a été prise qui en montre deux, emballés et couchés sur la plateforme d’un camion derrière ce qui ressemble à un garage de banlieue, attendant sans gloire d’être vendus contre le prix attendu. Les talents de vendeur de Sciamarelli sont illustrés par une autre photographie, où des touristes posent devant le monument qu’il a convaincu Ronald Reagan d’intégrer à sa bibliothèque présidentielle, en Californie. Une autre image fait du mur un emblème de la libre-entreprise et du maillage serré des affaires internationales. On y voit une file d’adolescents près d’un pan du mur installé au Microsoft Conference Center après avoir été offert à Bill Gates par Daimler-Benz AG, peut-être un groupe scolaire qui s’imprègne des valeurs du lieu.
Cinq photos disposées verticalement montrent quant à elles le changement de perception des pans du mur couverts de graffitis possédés par un promoteur de New York, Jerry Speyer. On y voit leur installation sur Madison Avenue, le même endroit après leur retrait, les monolithes dans un entrepôt où des restaurateurs s’emploient à protéger leurs surfaces contre l’érosion, leur retour et leur installation, toujours sur Madison Avenue, mais à l’abri, à l’intérieur d’un hall. L’ensemble nous invite à considérer l’intrigante trajectoire sémiotique d’un morceau d’infrastructure publique en béton qui se mue en objet d’art convoité.
En face du collage, une grande murale montre des éclats du mur de différentes couleurs, photographiés sur un fond noir, qui ressemblent à des corps célestes flottant dans des abîmes d’un passé perdu. L’image nous détache d’une lecture trop littérale de l’histoire et du jeu politique pour nous convier à une contemplation plus métaphysique de l’histoire. Le besoin d’archiver, de conserver, nous aide à solidifier le passé et à préserver de la disparition les éléments matériels qui allument et étayent notre mémoire ; le même instinct nous conduit à résister à leur dispersion inconsidérée dans l’espace.
Le projet Freedom Rocks laisse ainsi planer de nombreuses questions polémiques. À travers l’assemblage permanent d’images et de matériaux liés à ce tournant historique et leur présentation dans les décennies qui ont suivi, le public est invité à revoir leurs significations, en fonction de nos perspectives en évolution.
Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy (avec François D. Brodeur)
2 The Mobile Ruin [Décombres mobiles], au Harbourfront Centre, du 23 septembre au 24 décembre 2017. Mobile Ruin fait partie d’un projet conçu par Yvonne Lammerich et Ian CarrHarris intitulé Voices: Artists on Art [Voix : des artistes sur l’art].
Jill Glessing enseigne à la Ryerson University et écrit sur la culture et les arts visuels.
Blake Fitzpatrick est un photographe, commissaire et écrivain torontois. Il a présenté son travail lors d’expositions individuelles et collectives au Canada, aux États-Unis et en Europe. Dans son travail de commissaire, il étudie l’œuvre d’artistes contemporains qui traitent de la guerre et des conflits sociaux. Il a écrit dans de nombreuses revues et anthologies. Fitzpatrick est professeur et directeur de la School of Image Arts à la Ryerson University.
Vid Ingelevics est un artiste, auteur et commissaire indépendant basé à Toronto. Les œuvres d’Ingelevics ont figuré dans des expositions individuelles et collectives au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il a collaboré, par ses textes, à de nombreuses publications artistiques. Il est actuellement professeur agrégé à la Ryerson University, où il enseigne la photographie au sein des programmes de conservation de photographies et de gestion des collections, ainsi que de médias documentaires. freedomrocks.ca
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Blake Fitzpatrick and Vid Ingelevics, Freedom Rocks: The Everyday Life of the Berlin Wall – Jill Glessing, Décombres mobiles et œuvre de mémoire
]