[Printemps-été 2018]
Par Ariane Noël de Tilly
Depuis une vingtaine d’années, par l’entremise de son personnage Natalie Brettschneider, l’artiste vancouvéroise Carol Sawyer met en lumière, à travers une histoire spéculative, la pratique d’un certain nombre d’artistes qui ont évolué dans des cercles alternatifs et qui sont, pour la plupart, demeurés dans l’ombre. Cette initiative, singulière et empreinte d’humour, répond à la frustration née de la quasi-absence de documentation et de la rareté des études publiées sur le travail des artistes féminines qui ont privilégié une démarche interdisciplinaire, malgré la contribution significative de ces dernières aux milieux artistiques dans lesquels elles ont évolué, notamment en ce qui concerne Emmy Hennings, Elsa von Freytag-Loringhoven et Claude Cahun1. Toutefois, au lieu d’entreprendre des recherches sur ces artistes en particulier et d’en rendre compte par le biais d’une publication scientifique, Sawyer a choisi d’inventer Natalie Brettschneider, une artiste interdisciplinaire née à New Westminster en Colombie-Britannique en 1896, pour personnifier sa critique féministe de la manière dont l’histoire a trop longtemps été écrite, en ignorant la contribution des femmes artistes, comme l’écrivait en 1971 Linda Nochlin2.
C’est en 1998, dans le cadre du festival Re-inventing the Diva présenté à la galerie Western Front à Vancouver, que Carol Sawyer a introduit le travail de Natalie Brettschneider auprès du public. Accompagnée au piano par Andreas Kahre, elle a interprété des oeuvres du répertoire de cette artiste imaginaire. Depuis, la vie et surtout la carrière de Brettschneider ont été révélées par fragments grâce à des photographies, des textes, des films, des performances et un fonds d’archives toujours en expansion. Chaque exposition, individuelle ou collective, est devenue pour Sawyer une occasion d’inviter le public à poser un regard nouveau sur différentes périodes de la vie de Natalie Brettschneider et des artistes qu’elle y aurait croisés. Douée pour le chant et après avoir tenu des rôles dans quelques opérettes, Brettschneider reçoit, en 1913, une bourse pour aller étudier le chant à Paris. Afin d’arrondir ses fins de mois, la jeune Canadienne déniche un contrat avec La Samaritaine où, chaque samedi, elle fait la démonstration d’un gargarisme antiseptique dans le sous-sol du grand magasin. Étant donné que ses prestations connaissent le succès surtout auprès de l’avant-garde parisienne, la direction met fin à cette collaboration en 1915. Après avoir évolué au sein de nombreux groupes d’artistes avant-gardistes au cours des années 1910 à 1930, Brettschneider doit rentrer au Canada en 1938 pour rester au chevet de sa mère. L’année suivante, elle séjourne dans la vallée de l’Okanagan puis, dans les années 1940, elle vit à New York où elle évolue dans le milieu du jazz. Néanmoins, soupçonnée de sympathies communistes, elle est contrainte de revenir au pays3. La vie de cette artiste entre les années 1960 et 1980 nous est largement inconnue.
Depuis deux ans, l’exposition itinérante Carol Sawyer: The Natalie Brettschneider Archive a été présentée à la Carleton University Art Gallery (2016), à la Art Gallery of Greater Victoria (2016), à la Vancouver Art Gallery (2017-2018) et son parcours se terminera à Windsor en 2019. À chaque escale, l’exposition a pris de l’ampleur, car Sawyer a pu dépouiller les archives sur place et elle a déniché de nouveaux renseignements et témoignages qu’elle a adaptés à la vie de Natalie Brettschneider. Chaque escale du projet s’enrichit alors d’une pertinence locale et permet au public de découvrir des artistes et d’autres acteurs de la scène culturelle issus de l’endroit même. À titre d’exemple, en cherchant dans les archives de la Carleton University Art Gallery, du Musée des beaux-arts du Canada ainsi que dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada, Sawyer a repéré des moments où la trajectoire de Brettschneider aurait croisé celle de Frances Duncan Barwick, une claveciniste qui a étudié la musique en Angleterre et séjourné à Paris entre 1926 et 1938, et celle de son frère Douglas Moerdyke Duncan, un relieur de livres et directeur de la Picture Loan Society de Toronto. À Victoria et à Vancouver, Sawyer a saisi l’occasion d’attirer notre attention sur les œuvres d’artistes féminines ayant fait partie de la première cohorte de la Vancouver School of Decorative and Applied Arts, notamment Vera Weatherbie et Irene Hoffar Reid.
Le récit construit par Sawyer sur la vie et la carrière de Natalie Brettschneider nous transporte dans un monde visuel et musical fascinant. Le personnage pittoresque inventé par Carol Sawyer se manifeste différemment dans les domaines de la photographie et de la performance. Ainsi, dans les photographies, Sawyer pose comme Brettschneider, mais, lorsque vient le temps de performer, elle ne cherche pas à incarner le personnage décédé en 1986, se cantonnant plutôt dans l’interprétation d’un répertoire inspiré par son œuvre. Dans ce récit très riche, jamais Brettschneider n’est présentée comme « la femme de », « la maîtresse de », « la muse de », comme la littérature s’est attachée à introduire tant d’artistes, dont Kiki de Montparnasse et Sonia Delaunay. La perspective privilégiée par Sawyer pour explorer ce corpus d’œuvres est celle du travail, de la créativité, d’un enrichissement interdisciplinaire ainsi que de la collaboration entre musiciens et artistes. Dans les nombreuses photographies mettant en scène les activités musicales de Brettschneider, Sawyer a invité à contribuer à son récit ses proches et d’autres personnes croisées là où elle a travaillé à ce projet. Ainsi, la commissaire Heather Anderson, munie d’un couvercle de chaudron et d’un maillet, joue le rôle d’une musicienne (Natalie Brettschneider and unknown music ensemble at the Booth family residence, Ottawa, v. 1947), l’artiste Geoffrey Farmer, une casserole sur la tête, pose comme percussionniste (Natalie Brettschneider and music ensemble, the Banff Centre for the Arts, v. 1951) et le philosophe et militant Franco Berardi (Bifo) s’apprête à jouer du piano à Banff (Natalie Brettschneider and unknown pianist, the Banff Centre for the Arts, v. 1951). Toutes ces photographies documentant les performances musicales de Natalie Brettschneider, ainsi que le film The Rehearsal, réalisé en 1948 avec Maja von Derenstahl, avant d’être restauré par Carol Sawyer et Evann Siebens en 2015, laissent transparaître à quel point le répertoire de Brettschneider est diversifié 4. Parmi les instruments de musique figurant dans les photographies et entendus dans les films, on remarque un aspirateur Electrolux, une scie, des marteaux, des maillets, des bols, des marmites et un malaxeur.
Alors que ces photographies d’orchestres indiquent clairement qu’il s’agit de prestations musicales, il y en a d’autres qui évoquent une performance par leur titre, entre autres Natalie Brettschneider Performs “Feather Hat,” Montreal (v. 1950) et Natalie Brettschneider Performs “Rapunzel and Medusa sit to talk about war” (v. 1947). Néanmoins, ces images peuvent être facilement prises pour des photographies de mode puisque la musicienne est toujours élégamment vêtue et porte des chapeaux toujours plus extravagants les uns que les autres. En donnant à ces photographies des titres qui évoquent des performances sans toutefois les décrire, Sawyer incite le public à se les imaginer et ainsi à contribuer à son récit. De surcroît, elle lui offre la possibilité de réfléchir aux différentes façons de raconter une histoire. Mettant en scène des croisements entre histoire et fiction, Sawyer nous rappelle que la première est composée de fragments, que chaque fonds d’archives est incomplet et que les espaces entre chaque image et chaque document laissent une place à l’interprétation, voire même à l’invention d’un récit.
2 Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists? » (1971), Women, Art, and Power and Other Essays, New York, Harper & Row, 1988, p. 145-178.
3 Le séjour à New York de Natalie Brettschneider est mentionné dans la courte biographie que Carol Sawyer a rédigée pour le catalogue de l’exposition Facing History: Portraits from Vancouver tenue à la Presentation House Gallery à North Vancouver en 2001. Ce volet plus politique de la vie de Brettschneider n’a toutefois pas été abordé depuis. Dans les expositions subséquentes, l’accent a été mis sur la pratique interdisciplinaire de l’artiste et des différents milieux artistiques au sein desquels elle a évolué.
4 Alors que Natalie Brettschneider est l’alter ego de Carol Sawyer, Evann Siebens, qui a co-réalisé le film avec Sawyer, a créé, en hommage à la réalisatrice Maya Deren, l’artiste fictive, Maja van Derenstahl.
Ariane Noël de Tilly est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a effectué un stage d’études post-doctorales à la University of British Columbia. Ses recherches portent sur l’exposition, la diffusion et la préservation de l’art contemporain ainsi que sur l’histoire des expositions. Elle est chargée de cours à l’Emily Carr University of Art + Design à Vancouver et coordonnatrice de la 13e Conférence internationale Arts in Society qui aura lieu à Vancouver en juin 2018.
Carol Sawyer est une artiste visuelle et une chanteuse dont le travail est principalement basé sur la photographie, l’installation, la vidéo et l’improvisation musicale. Depuis le début des années 1990, ses œuvres visuelles portent sur les liens qui existent entre la photographie et la fiction, la performance, la mémoire et l’histoire. Elle donne régulièrement des représentations avec son ensemble d’improvisation ion Zoo (avec qui elle a enregistré trois CD) ou au sein d’autres groupes ad hoc. Elle est représentée par la Republic Gallery, de Vancouver. carolsawyer.net
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Carol Sawyer, The Natalie Brettschneider Archive – Ariane Noël de Tilly, Entre fiction et réalité : comment mettre en lumière le travail d’artistes laissés dans l’ombre
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