[Été 2019]
Par Bénédicte Ramade
D’entrée de jeu, l’affaire semble entendue : l’Anthropocène qu’Edward Burtynsky présente au Musée des beaux-arts du Canada sera technophile1. Jusqu’à l’envi. Alors même que les stratigraphes discutent toujours des contours de cette ère géologique attribuée à l’humanité, qu’ils discutent toujours âprement la pertinence du mot « anthropocène », contre celle du capitalocène ou du plantationocène2, aucun débat n’agite les salles d’exposition, dominées par des images hors-normes et des projections cinémascopes qui offrent une vision univoque du problème. Pourtant, l’Anthropocène ne va pas de soi. Depuis la diffusion du terme dans les pages de la vénérable revue Nature en 20023, le point de consensus scientifique n’a pas été atteint. Se discute toujours la chronologie de notre époque tandis que s’affinent les marqueurs qui viennent entériner l’humain comme agent géologique et atmosphérique mis en cause dans l’affaire. Si la présence humaine sur terre n’a jamais été neutre, conséquence inhérente à tout agent biologique, il s’agit bien de la première fois qu’il s’arroge la puissance d’une météorite, capable de modifier climat et structure terrestre d’un même élan. On peut présumer que l’humanité l’a fait non intentionnellement, dans un premier temps du moins, car elle agit de plus en plus comme un adolescent irresponsable, comptant sur sa Terre-mère pour absorber les dégâts. La terre est résiliente, mais à ce point, force est de constater qu’elle ne peut plus compenser toutes nos erreurs.
Edward Burtynsky a parfaitement compris la puissance du label « anthropocène4 » et sert une recette éprouvée à la faveur d’expositions jumelles, à Ottawa et Toronto, redoublées d’un film éponyme, sorti en grande pompe au TIFF torontois en septembre 2018 et depuis auréolé du prix Rogers du meilleur film canadien, remis aussi à Jennifer Baichwal et Nicholas de Pencier, collaborateurs du photographe depuis le premier film Manufactured Landscapes en 2006. Ressortant les mêmes principes stylistiques sous cette nouvelle étiquette, Anthropocene: The Human Epoch regorge d’impressionnantes visions aériennes montrant un extractivisme monstrueux qui grignote la croûte terrestre en différents endroits du globe, filmant avec emphase un peu partout, les traces des exactions de l’industrie minière. Pour qui aura vu le film avant l’exposition, celle-ci s’avère redondante, une sorte de mise en pause sur certaines scènes, exagérément agrandies jusqu’à sept mètres de largeur pour les plus massives. Défilent paysages urbains de la tentaculaire Lagos, carrière de marbre à Carrare, coupes claires à Bornéo, forêt pluviale et de trop nombreuses projections extraites du film lui-même.
La « valeur ajoutée » se trouve dans une tablette numérique prêtée par le musée si son téléphone n’a pas l’intelligence nécessaire pour supporter le poids technologique de l’application accompagnant l’opus. Réalité augmentée et réalité virtuelle viennent en effet renforcer l’interprétation visuelle que Burtynsky et ses comparses livrent de l’Anthropocène. Une ère 2.0 donc, qui commence dès l’atrium du musée devant une colonne tapissée d’un papier-peint photographique reproduisant une écorce, celle d’un pin Douglas de 69 mètres de haut. La tablette informe sur le spécimen dans une notice et active également l’illusion de se retrouver devant l’arbre dans son environnement naturel. Cette médiation numérique laisse circonspect. Peut-on vraiment penser qu’un sentiment de nature va émerger du dispositif ? Que tenir à deux mains cet objet gourmand en métaux rares pourrait davantage nous conscientiser sur la préservation des forêts, nous impliquer physiquement ? Regarder un écran serait-il plus efficace ? Le malaise grandit en franchissant des salles qui révèlent un Burtynsky se paraphrasant, apposant le label « Anthropocène » sur des paysages qui ressemblent à ceux des séries Oil ou Water, ces visions aériennes, terriblement esthétisantes, culpabilisant le spectateur d’admirer l’impensable, le harnachement excessif des ressources terrestres.
Peut-on encore en appeler aux mêmes ressorts visuels qui n’ont rien donné depuis l’essor de la photographie environnementale dans les années 19705 ? Les vues aériennes, les suraccumulations d’objets traduisant la surconsommation, la beauté de la pollution chimique, les ciels saturés d’émanations nocives, l’activation d’un sublime technologique sont-ils les seuls ressorts possible pour visualiser l’Anthropocène ? Ne pouvait-on rien inventer de mieux ? Vivre l’illusion de pénétrer une forêt primaire ou voir s’animer un fond corallien au détour d’un immense mur photographique, c’est ce que propose l’augmentation de réalité annoncée. En matière de réalité virtuelle, après l’épisode introductif du vrai-faux tronc d’arbre, il faut aller la chercher en épilogue de parcours, au sein d’une salle dominée par une fresque géométrique monumentale de Sol Lewitt, sous la forme de deux sculptures tapissées de photographies noir et blanc. Les objets sont intrigants en soi, plutôt réussis parce qu’ils intriguent, forcent à tourner autour du sujet, à se mesurer à une échelle étrange. Le plus petit, juché sur de fragiles piédestaux de verre, flotte devant la murale un peu datée du maître de l’Art minimal, l’œil y caresse une peau rugueuse, restituée en gros plan. Hélas, le passage à la réalité virtuelle bascule dans un effet-gadget qui semble simplement se satisfaire de la « prouesse » : muer le parallélépipède en rhinocéros blanc, par l’entremise de l’écran de la tablette. Là encore, le dispositif désarme tout. La proximité physique censée être transmise par le processus retombe à plat et le passage entre la « réalité photo- graphique » et celle du virtuel n’opère pas. C’est un leurre, un piège qui désamorce la technophilie d’Edward Burtynsky et sa vision idéalisée de l’enfer environnemental. La technologie ne peut rien ici pour délivrer les images de leur impotence.
Selon les critères de Jerry Mander, à qui on doit le terme, l’ecoporn6 était, dans un premier temps, un concept assimilable à de l’écoblanchiment (greenwashing) que Bart Welling résume ainsi: « it masks sordid agendas with illusions of beauty and perfection7 ». Un peu à la manière dont Burtynsky anthropocénise ses tics pho- tographiques. Si la définition du terme s’est affinée avec l’analyse de José Knighton et Lydia Millet pour designer ces images d’une nature paradoxalement intacte et s’éloigne ainsi des paradigmes du sublime de la destruction de Burtynsky8, Bart Welling relie bien l’eco-porn à la technologie. Il rappelle la nature ultra technique des images environnementales, leur dimension artificielle : « The fetishization of our technologies of seeing leads not to a critical introspection about the limits of human vision but to something like its opposite: an illusion both of solitary, unmediated experience and of complete visual power9. » De fait, l’argument technologique, le façonnage d’Anthropocène s’est retrouvé au cœur de la communication du musée, utilisée comme un argument imparable pour qualifier la pertinence du parti pris par Burtynsky. À cette technophilie outrée qui désincarne le sujet, à la distance entre la terre et le point de vue aérien qui renforce la désaffection physique, s’adjoignent le phénomène de la «lassitude de la catastrophe» (catastrophe fatigue) analysé par le psychologue norvégien Per Espen Stoknes, qui explique en effet que nous ne sommes plus capables d’assimiler des images apocalyptiques drapées du discours collapsologiste actuel. Pour lui, la distance géographique et temporelle avec le sujet est la première des causes de désengagement, suivie d’une lassitude vis-à-vis des stratégies médiatiques de l’effondrement.
« Le troisième point, c’est la “dissonance cognitive”. Quand on sait que l’utilisation d’énergie fossile contribue au réchauffement, alors le fait de conduire, de manger du steak, de prendre l’avion crée en nous un malaise intérieur, que l’on tente de dissiper en se disant que notre voisin a une voiture plus polluante que la nôtre. Vient ensuite le “déni ” : on fait comme si on ne savait pas, alors qu’on sait. Enfin, les mesures de lutte contre le réchauffement entrent parfois en conflit avec notre “identité”… Le collapse porn, c’est cette fascination de l’apocalypse qui s’exerce au travers des vidéos, des films, des médias. Tout cela repose sur une imagerie standardisée, avec des colonnes de fumées noires, des rues remplies de voitures, et de la banquise qui fond. […] A force de voir des catastrophes, notre esprit s’habitue, la peur et la culpabilité diminuent, et à la fin vous ne prêtez même plus attention lorsqu’on vous parle de la fin du monde. Vous entrez alors dans une logique d’évitement10. »
Anthropocene joue exactement sur de tels paramètres. L’image du dernier rhinocéros blanc, Sudan, mort en 2018, emportant avec lui la possibilité de perpétuer l’espèce, est doublement distante : l’animal est déjà mort, rejoué par un avatar numérique. Le plus long tunnel du monde en Suisse, les mines de charbon dantesques en Rhénanie, les bûchers de défenses d’éléphants au Kenya … le monde semble en déréliction totale, activant la rhétorique visuelle de la catastrophe. Mais comme Paul Guillibert l’écrit : « Les récits apocalyptiques de l’effondrement à venir et les récits progressistes d’une modernité enfin consciente d’elle-même contribuent, chacun à leur manière, à perpétuer le mode de domination technique de la nature. Ils reposent en effet sur une conception linéaire et téléologique de l’histoire qui conduit à oblitérer la longue histoire des luttes contre le développement technique11.» Les images de Burtynsky ne servent donc pas la cause de la bonne façon. Depuis plus de quarante ans, pareille stratégie visuelle s’est avérée incapable de sensibiliser activement le spectateur, l’assignant à une certaine passivité défaitiste au lieu de déchaîner son agentivité. L’Anthropocène ne peut se satisfaire de ce type d’imagerie omnipotente, prétendant circonscrire le sujet en un seul point de vue et surtout le maîtriser techniquement grâce à la prise de hauteur. Sophie Hackett écrit dans le catalogue de l’exposition, « La vue d’en haut a toujours été la solution privilégiée pour faire connaître ces mutations12. » Toujours ce problème de distance qui active la lassitude environnementale. Cette mise à distance de la terre, sur laquelle l’humanité vit et agit. Pourquoi s’en éloigner autant, la regarder d’aussi loin ? L’œil d’Edward Burtynsky n’est décidément pas de ce monde : il offre un système visuel daté, appartenant à une logique inadéquate. Collapsologie13, catastrophisme positif14, technosphère15, ces concepts ne répondent en rien à la nécessité de visualiser l’Anthropocène autrement, d’inventer, d’imaginer. Ils célèbrent a contrario une toute puissance de l’ingénierie délétère. La photographie du sublime technologique telle que la pratique Burtynsky depuis le début des années 1980 ne répond pas aux besoins de l’Anthropocène, elle ne fait que perpétuer le modèle extractiviste. La réalisation même des images et du film constitue d’ailleurs un bilan écologique désastreux qu’une simpliste compensation carbone ne suffira pas à racheter. La photographie environnementale doit réfléchir à une autre économie, une frag- mentation critique qui traduise concrètement cette ère géologique qui est désormais la nôtre, sous peine de précipiter une Anthropocene fatigue des plus dramatiques.
2 Concept d’Anna Lowenhaupt Tsing repris par Donna Haraway qui place le début de notre ère géologique au XVIe siècle avec l’invention des plantations de canne à sucre. Voir Anna Lowenhaupt Tsing, « A Feminist Approach to the Anthropocene », conférence publique, Barnard College, 10 novembre 2015 ; Donna Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6 (2015), p. 159–165.
3 Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, vol. 415 (2002), p. 23, http://dx.doi.org/10.1038/415023a.
4 « Ce qui fait de l’Anthropocène un repère clairement détectable bien au-delà de la frontière de la stratigraphie, c’est qu’elle est le concept philosophique, religieux, anthropologique et […] politique le plus pertinent pour échapper aux notions de « Moderne » et de « modernités », écrit Bruno Latour dans « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe », dans Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, p. 32.
5 Voir Bénédicte Ramade, « From Nature to the Anthropocene: The Mutations of Environmental Photography », dans Bénédicte Ramade (dir.), The Edge of the Earth. Climate change in photography and video, Londres, Black Dog Publishing, 2018, p. 11–26.
6 Mander, Jerry. «Ecopornography: One Year and Nearly a Billion Dollars Later, Advertising Owns Ecology», Communication and Arts, vol. 14, no 2 (1972), p. 45–56.
7 Welling, Bart. « Ecoporn: On the Limits of Visualizing the Nonhuman », dans Sid I. Dobrin et Sean Morey (dir.), Ecosee: Image, Rhetoric, and Nature, Albany, State University of New York, 2009, p. 55.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 61.
10 Per Espen Stokes, entretien avec Nicolas Santolaria, « À force de voir des catastrophes, l’esprit s’habitue », Le monde, 21–22 octobre 2018, cahier « Idées », p. 6.
11 Paul Guillibert,« L’effondrement, la catastrophe et la rédemption. Réflexions sur la crise écologique », dans Michèle Riot-Sarcey (dir.), De la catastrophe, Paris, Éditions du Détour, 2018, p. 198.
12 Sophie Hackett, « Distance et proximité : nouvelles perspectives de l’Anthropocène », dans Sophie Hackett, Andrea Kunard, Urs Stahel (dir.), Anthropocène, Toronto/Fredericton, Musée des beaux-arts de l’Ontario/Goose Lane Edtions, 2018, p. 16.
13 Le concept de Pablo Servigne et Raphael Stevens, paru en 2015 dans Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Paris, Seuil), sonde l’histoire des effondrements.
14 Pablo Servigne développe une vision positive et régénératrice de l’effondrement, un dépassement des effets négatifs de l’apocalypse environnementale.
15 Colin Water et Jan Zalasiewicz, « L’Anthropocène et son “Clou d’or” », dans Hackett, Kunard et Stahel (dir.), Anthropocène, op. cit., p. 40.
Bénédicte Ramade est critique d’art, historienne de l’art actuel et contemporain, spécialisée notamment dans les enjeux environnementaux. Elle réalise des commissariats et des publications, dont : The Edge of Earth. Climate Change in Photography and Video, au Ryerson Image Centre de Toronto, en 2016, et Espaces sans espèces de Karine Payette, à la Maison des arts de Laval, en février–avril 2019. Elle a publié « La photographie en elle-même » dans la première monographie consacrée à Yann Pocreau, Sur les lieux/On site (Musée d’art des Laurentides et Expression). Bénédicte Ramade est également chargée de cours auprès du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal et de l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM.
NDLR : Nous invitons le lecteur à consulter sur notre site une entrevue de Bénédicte Ramade, « Les limites de la terre : le changement climatique en photographie et en vidéo », dans CV104, pour une mise en contexte de sa critique, de même qu’un article de Sylvain Campeau, « Entre le sensible et l’éthique », dans CV91, pour un point de vue opposé sur le travail d’Edward Burtynsky.
[ Complete issue, in print and digital version, available here: Ciel variable 112 – COLLECTIONS REVISITED ]
[ Individual article in digital version available here: Anthropocene fatigue : la stratégie de l’effondrement d’Edward Burtynsky — Bénédicte Ramade ]