[Printemps 1999]
par Sylvain Campeau
Lorsqu’on m’a demandé d’écrire sur le sujet, après que j’eus accepté, je me suis demandé si je n’avais pas été la victime d’une absence. Je fus persuadé, l’espace d’une minute, que je n’avais pas compris de quel sujet il s’agissait. Était-ce du sujet humain ou fallait-il écrire un texte à propos d’un sujet dont je n’avais pas saisi la teneur?
Devais-je faire quelque chose au sujet de…? Et là s’arrêtait tout mon savoir et butait toute ma mémoire défaillante. Ou, encore, en allait-il de quelque thème qui puisse être sujet à… discussion? Il semblait bien qu’il fallut toujours une préposition, sorte de cheville donnant vue sur autre chose, pour que le sujet fut complet. Il fallait qu’il soit porteur de ou vers quelque chose pour être entier.
Boutade, bien sûr, que cette hésitation ; ou simple erreur d’inattention. Mais il me vint en tête par la suite que ce fameux sujet, dont on a célébré le retour depuis peu en peinture et autres genres, était passablement plus malaisé à circonscrire en photographie. Aurait-on dit portrait que cela eût coulé de source. Mais voilà, on m’avait bien dit, et le répondeur était là pour en témoigner, «sujet». De par son aspect de document, devant ce fait brut dont elle affirme la présence en le montrant, la photographie invite au sujet, à tous les sujets. C’est dire qu’elle est souvent une intervention soft, qu’il est facile de minimiser son travail sémantique, sa pratique signifiante ; que l’ensemble des opérations qui mène à la prise d’image est souvent perçue comme une sorte de travail insignifiant. La photographie est une porte tambour : a-t-on poussé quelque mécanisme qu’aussitôt on n’est plus en son sein mais poussé à l’extérieur, en plein décor mondain, dans ce théâtre de la rue dont tantôt une vitre nous séparait. Bref, une photographie semble toujours au sujet de… Elle est ce document qu’il est facile de légender par un quelconque ajout, intitulé, date ou lieu de prise. Elle semble peu perméable au travail du sujet comme tel, à cette façon propre d’aborder cela dont on veut dire quelque chose.
Il est pourtant un sujet que l’on peut plus aisément cerner ; c’est dans le cadre d’un genre qui, paradoxalement, intime au sujet de se prendre pour objet. – Voilà du biscornu, bien prêt à prendre le relais des observations qui précèdent ! – J’ai nommé l’autoportrait. Dans une mesure de son temps et de son espace propres, par cette inscription de sa trace la plus intime dans le cadre spatio-temporel où il vit, vérification de son existence et retour de la subjectivité, le sujet de l’autoportrait se regarde être une image à laquelle il accole un être, une essence1. Il ne le fait jamais sans distance ou scepticisme, en bout de piste peut-être étranger à ce portrait de soi qu’il a essayé de charger de traits caractéristiques de sa personne comme de son cadre de vie. Mais, dans cette distance et ce scepticisme, il relève du même travail de reconnaissance de soi, de la même volonté parfois seulement déniée de donner image de soi. L’autoportrait est toujours du registre de l’autofondation de cette image, sorte de stade du miroir où le sujet s’appréhende comme autre, dans une des multiples glaces que lui renvoie son être propre, si tant est que celui-ci puisse affleurer à la surface du visage ou du corps. En fait, il a déjà été dit de l’autoportrait qu’il était le «mode constitutif, originaire, presque ontologique de la photographie» et que «toute image [était] toujours un autoportrait, sans métaphore : image de ce qu’elle prend, de celui qui la prend, et de ce qu’elle est, […] dans et par une sorte de convulsion de la représentation»2. En l’image, et par une sorte de projection qui fait se renverser la représentation, apparaîtrait donc toujours le sujet qui la saisit. Elle se saisirait aussi elle-même, par une sorte de mise en abîme incontournable, comme si elle était toujours double, pelliculée, comme si elle portait toujours en elle la marque de sa manière propre d’être au monde, dans une distance avec elle-même, image possédant en son creux son image propre.
Ainsi peut être comprise toute la fascination que peuvent exercer les autoportraits. Nul pinceau qui tienne la distance entre soi et soi ; que cette machine redondante, sorte de miroir retenant tout, devant lequel on pose et qui conserve la pause que nous avions là. Celui-là, c’est bien nous, tel que nous étions à cet instant. Le voilà qui dit à la fois, dans cette performance d’image : «Je montre qui je suis» et «Je suis qui je montre». Le sujet se renverse donc, bascule d’un côté à l’autre de ce viseur au sein duquel il ne se voit pas, où il fait éclipse pour réapparaître plus tard, révélé sur ce négatif et développé dans ce bain où, sous lumière inactinique, il se profile. Parfois même, inquiet de ne pouvoir se trouver tel qu’en lui-même, il ne se renverse pas seulement, il se déverse aussi. Il se mobilise, s’écoule, se reprend, se met en scène, s’épuise à des travestissements qui le montrent et le flouent (Pierre Molinier, un autoportrait de Georges Steeves, Diana Thorneycroft, une série de Susan Coolen). Il se «métonymise» aussi parfois, donnant dans le cadre étendu de son intimité personnelle, intellectuelle, poétique ; sorte de portrait de l’artiste en cadre projeté (Raymonde April, Richard Baillargeon, Yan Giguère).
Si l’on accepte donc de considérer ce retournement, ce chassé-croisé d’un côté à l’autre du viseur, de même que cette convulsion de la représentation, on acceptera de mettre ici, comme en témoigne le choix des photographes dans ce numéro, les autoportraits de Josef Wais et de Denis Farley sur le même plan que les scènes de genre de Jeff Wall.
Pour le premier, il ne peut être question d’entretenir le moindre doute quant au genre photographique. La répétition du même visage, soumis à une même pause, avec le même type d’expression, authentifie l’autoportrait. Souvent, l’autoportrait est à usage privé. À moins qu’apparaissent un déclencheur (Raymonde April), un posemètre (Michel Lamothe) ou un autre accessoire révélateur ; à moins que le personnage soit au milieu d’une course folle pour aller se camper au lieu désigné (Denis Roche), on peut difficilement reconnaître ce type d’image si elle n’est pas intitulée. L’autoportrait serait donc un genre qui ne peut se montrer tel sans donner les traces de ses opérations. Mais, ici, tout est là pour suggérer une sorte de rituel établi, rite solitaire, où le faciès compte moins que ce qui s’y dresse, le couvre-chef qui lui recouvre la tête, jamais le même, mais toujours découpé dans le même carton noir, toujours assez stéréotypé, presque clownesque et enfantin dans ses multiples états. En contraste, le visage ne s’anime pas. Sous ce carnaval chapelier, il reste sans vie, assez morne, d’une sorte de grisâtre blasé qui rappelle certaines images, presque auratiques, de Leonard Cohen, aussi traînantes que sa voix. Sous cette mascarade, le visage est un masque. Il ne révèle rien de l’intention ludique qui le fait se couvrir ainsi.
Certaines des fêtes médiévales, comme l’a montré Bakhtine dans son ouvrage sur Rabelais, réclamaient l’anonymat de la foule et du loup afin que puissent être autorisées les licences et charges irrespectueuses que se permettait le bas peuple. Ces fêtes agissaient en fait comme des soupapes dont la fréquence assurait le maintien de l’ordre social féodal. Mais ce visage qui est masque ne montre rien des désirs refoulés ou des sentiments inhibés de son porteur. Car, disons-le, cette face, le sujet la porte sur lui comme une étrangère. Les chapeaux ne peuvent d’ailleurs en rien égayer cette physionomie (??). Ils la rendent simplement plus lointaine, en accentuent le laconisme. Ce visage est déjà image en ceci qu’il se prête trop complaisamment à l’exercice, qu’il n’offre de lui qu’une surface sans aspérité. Il a déjà pris sur lui la matité du papier où il se couchera comme une pellicule insondable. Ce visage n’est pas une des manifestations d’un de ces autres auxquels certains sujets d’autoportrait se prêtent parfois; il est la réduction même de tous les autres à autant de variables qui volatilisent chaque apparition. Il est l’Autre en tant que tel, Autre à tous les autres, l’inquiétante étrangeté qui ne cherche même pas à se jouer des rôles, à s’abîmer d’autres visages qui seraient sous le premier. Il se donne dans sa simplicité mate comme ineffable et irréductible à la présence dont il devrait être animé : la sienne.
Dans les images de Denis Farley, celui-ci apparaît vêtu d’une défroque aux carrés rouges et blancs. Enfin, «apparaît» est un bien grand mot ! Dans cette série, avec ce vêtement qui l’apparente à une sorte de borne kilométrique, il se confond avec le paysage dont il est chargé de donner la mesure humaine. Après quelques images, un contrat implicite semble s’être établi entre le spectateur et la série d’images : on se surprend à chercher cette borne. Dès lors, le paysage nous apparaît plus ou moins majestueux. On réajuste notre impression première à l’aune de cette référence dimensionnelle. Par cette série, Denis Farley nous fait bien «mesurer» combien toute dimension se constitue en rapport à la nôtre. Tout est quantifié en référence à notre propre taille. Un paysage sans renvoi à une borne, quelle qu’elle soit, est un amas sans taille. Il peut être amas de cailloux, blocs de neige, ou tout aussi bien canyon, reste d’avalanche.
Dans la série présentée en ces pages, cette figure humaine drapée en borne kilométrique est devenue un simple simulacre. Denis Farley en a fait une sorte de panneau, en collant sa propre image à dimension humaine (du moins, on l’espère !), sur du contre-plaqué découpé pour suivre le contour de la silhouette rouge et blanche. Puis, ce panneau indicateur a été campé un peu partout dans la ville de Toronto où il semble être un autre de ces miroirs aux alouettes de la publicité environnante. Il est en effet peu utile dans ce nouvel environnement. Après tout, un nombre suffisant de passants arpentent les rues de la capitale ontarienne pour que l’on soit en mesure de comparer les dimensions. De toutes façons, l’environnement urbain n’a-t-il pas été conçu, par définition, en harmonie avec les dimensions humaines? Et quand cet aspect devient moins évident, comme pour ces gratte-ciel qui sont peut-être une des premières manifestations de la déshumanisation, le fait que ces habitats nous soient si familiers ne rend-il pas superfétatoire un tel dispositif de mesure?
Ces autoportraits n’en sont donc pas réellement. Dans le cas des paysages, la distance même qui sépare l’appareil et cette borne humaine, évaluée grâce à lui, rend la chose impossible. Il faut bien que le déclenchement de la prise de vue ait été soit l’œuvre d’un assistant, soit le fait d’une télécommande. En plus, le sujet est ici réifié, ramené à l’échelle humaine dont il donne la mesure, comme illustration d’un anthropocentrisme dimensionnel. Dans le cas de vues urbaines, l’autoportrait est finalement de seconde main. Chaque image contient une image même, grandeur nature, qui, celle-là, est un véritable autoportrait de l’artiste en tape à mesurer. L’autoportrait, pris dans les rets de stratégies qui le citent et récitent, est ici celui de la mesure humaine même, en référence à ce qui est calibré.
Il ne peut plus être question d’autoportrait en ce qui concerne ici Jeff Wall. C’est alors de sujet qu’il s’agit. De sujets mis en scène, pris dans des tâches et des postures qui lui ont été dictées. Si Jeff Wall se manifeste ici, c’est dans ces directives, dans ses assignations à apparaître ainsi que prescrit dans l’image. Les sujets de Jeff Wall sont ici des personnages désœuvrés, en marge d’une socialité active, de la ruche bourdonnante de la ville, de ses banlieues. Certains sont même sur le pas de la porte, passant dans une scène qu’ils s’apprêtent à quitter. C’est le cas de Passerby alors qu’un passant se retourne, la nuit, sur le lieu qu’il vient de traverser, furtif, presque en fuite, un coupable. C’est aussi celui de Housekeeping, chambre de motel qu’une femme de ménage laisse propre, le travail fini. C’est aussi Office Hallway, Spring St., Los Angeles, couloir de maison à appartements où un des locataires, clefs en main, s’apprête à entrer dans on ne sait quelle chambre. Quand un personnage n’est pas à demi engagé dans un ailleurs qui l’attend, quand il ne déserte pas un lieu, alors il dort, comme Citizen sur l’herbe d’un parc, ou comme Cyclist sur les guidons de sa bicyclette. Seule la pièce Volunteer nous offre un homme en plein travail mais son titre suggère que ce n’est pas là un emploi régulier ou rémunéré. C’est la tâche d’un bénévole dans une quelconque institution sociale, de quelqu’un dont le temps ne peut être pour le moment employé à faire ses activités habituelles et régulières. En ce temps suspendu, ce volontaire se rend utile, vraiment utile. Bref, hommes et femmes ici désertent les sites constitués par la mise en scène de Jeff Wall ou encore, ils y apparaissent comme des déserts. Un seul y travaille mais il est engagé dans une tâche qu’il fait en dilettante.
Dans les autoportraits de Denis Farley et de Josef Wais, le sujet s’ignore en tant que sujet et s’investit totalement dans une objectivation qui met à jour la mesure humaine et le masque qu’est toute chair couchée sur pellicule photographique. Les sujets de Wall sont dirigés par la main du maître (cela est visible) pour rendre évidente l’emprise qu’a sur eux cet ordre dont il s’échappe momentanément. L’image est alors témoin de cette «disruption» commandée. Dans le premier cas, le sujet est saisi dans la dimension qu’il donne à toutes choses, dans ce calibrage établi à partir de sa propre taille. La mathesis du monde s’offre ici comme dépendante du point de référence. Dans le cas de Josef Wais, c’est l’eidos de cette présence humaine inanimée malgré les pitreries des chapeaux qui devraient le mouvoir, qui ne semble pouvoir être saisi par l’appareil. En ce qui concerne Jeff Wall, les personnages sont des exemplums du socius, pris dans un habitat qui est le leur et où ils se greffent en étrangers. Dans les trois cas, les sujets se posent en figures inhabitées, simples protagonistes d’un drame qui, peut-être a eu ou aura lieu et qu’on ne sait pas mesurer, occupés que l’on est à ausculter le cadre de sa scène.
Commissaire indépendant, critique d’art visuel et poète, Sylvain Campeau a récemment participé à l’ouvrage collectif La Face. Un moment photographique (Dazibao), au catalogue Encontros da Imagem (Portugal) et à la revue espagnole Papel Alfa. Cette année, il publie Exhumation, son troisième recueil de poésie et veille à la réédition de Psyché au cinéma, du poète québécois Marcel Dugas, tous deux chez Triptyque.
1 Je reprends ici, un peu modifiée, une idée que j’avais exposée dans le texte du catalogue de l’exposition À suivre, présentée au Mois de la Photo à Montréal en 1995 (p. 8).
2 Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Bruxelles, Éditions Labor, collection Média, 1990, p. 293.