[Hiver 2003]
Combien de miradors ont été construits par l’Europe ? À quel moment un no man’s land devient-il une zone franche ? C’est à ces questions et à d’autres encore que nous avons essayé de répondre en longeant la frontière avec ceux, gardes et patrouilles à pied ou motorisées, qui jour après jour surveillent les remparts de la nouvelle Europe.
par Yann Mingard et Alban Kakulya
De la mer Baltique à la mer Noire s’étend une bande de terre de plus ou moins 600 kilomètres de large, habitée par plus de 60 millions de personnes représentant sept nations. Ces États séparent l’Europe occidentale de ce que nous ne pouvons pas appeler l’Asie, mais que nous osons à peine appeler l’Europe orientale.
Les pays qui composent cette région ont pendant des décennies servi de zone tampon à l’URSS et se voient devenir aujourd’hui la zone tampon de l’Union européenne contre l’immigration clandestine et les trafics de toutes sortes. Si les pays baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie, étaient noyés dans le magma des Républiques socialistes soviétiques, le statut de « pays frères » était réservé, entre autres, à la Pologne, à la Tchécoslovaquie, à la Hongrie et à la Roumanie. Tous ces pays souhaitent aujourd’hui être membres de l’Union européenne et, fatalement, se trouveront à nouveau aux limites d’un empire. Le message de l’UE est clair ; tous doivent renforcer le contrôle de leurs frontières pour pouvoir entrer dans l’Union.
Port de Constantza, Roumanie, sur la côte ouest de la mer Noire. La langue de terre sur laquelle il est bâti affronte l’écume glaciale de ce mois de décembre avec l’imperturbabilité propre à un port de ce tonnage. La police des frontières de Roumanie a la grande responsabilité de surveiller ce passage millénaire dont les portes ouvrent sur l’Asie. En effet, la route semble toute tracée pour les réfugiés venant du continent asiatique. Pourtant d’après le Comandor Gheorma Florian, homme solide et râblé qui, de la fenêtre de son bureau regarde le port avec fierté et un brin de nostalgie, la situation n’est pas alarmante, elle n’a rien à voir avec celle du détroit de Gibraltar : « Ici les conditions sont très différentes, il est beaucoup plus difficile de traverser la mer Noire qu’un simple détroit, nous sommes protégés par des facteurs naturels. » Cet optimisme ne semble pas partagé par son collègue, le général Neagu, qui déclarait récemment au journal Le Monde, qu’il n’excluait pas la possibilité qu’un bateau chargé d’immigrants accoste les côtes roumaines, ajoutant qu’il serait bon de s’inspirer du cas espagnol.
S’inspirer du cas espagnol, les Roumains n’ont pas tardé à le faire. L’Union européenne envoie des instructeurs dans les pays candidats afin de former les garde-frontières à leur nouvelle tâche. Ce n’est certainement pas un hasard si les instructeurs espagnols ont la « cote », leur expérience de travail sur des terres où convergent les flux migratoires de tout un continent fait d’eux les pionniers de la sécurité extérieure. Il serait pourtant faux de croire que la majorité des immigrés arrivent en Europe par des moyens frauduleux. Il y a le groupe de ceux qui défraient la chronique et nous sommes nombreux à avoir été marqués par ces images de clandestins arrivant par milliers sur des bateaux surchargés. Il y a les autres, plus discrets, mais tout de même très nombreux qui, cachés dans des camions ou à pied, menés par des passeurs, traversent les frontières en silence. Du sud de la Roumanie au nord de l’Estonie, on ne saurait dénombrer précisément les passages de clandestins sur une seule année. Car c’est par millions qu’il faut compter les hommes et les femmes qui abandonnent tout et tentent de venir en Europe. C’est bien d’un flux incessant qu’il s’agit ici, incessant et quasi incontrôlable. Et puis il y a tous les autres, l’énorme quantité de ceux qui, en toute légalité, arrivent en Europe, et, en toute illégalité s’y installent. Lors des seuls mois de juin et juillet 2000, pas moins de 3469 Iraniens ont atterri à Sarajevo comme de simples touristes. Seuls 312 de ces « vacanciers » ont utilisé leur billet de retour.
Quelles sont les raisons qui sous-tendent réellement ces mesures de surveillance, alors qu’il est presque unanimement admis qu’un large apport d’immigrés est nécessaire à la survie de l’Union ? L’Allemagne à elle seule aurait besoin d’un apport de 300 000 immigrés pour éviter que le rapport actifs-retraités ne devienne trop étroit d’ici quelques années. Un organisme gouvernemental belge, quant à lui, estimait l’apport nécessaire au pays à 100 000 immigrés par année. Oui mais voilà, le nombre de personnes qui se pressent aux portes de l’UE est largement supérieur à la demande. Il n’est donc vraisemblablement dans l’intérêt de personne que cette frontière devienne un mur infranchissable, elle devra bien plutôt servir de filtre à travers lequel les candidats à l’immigration seront triés selon les besoins de l’Union.
Les efforts soutenus de l’Union pour garder ses frontières semblent révéler la crainte d’une entrée en masse sur ses terres. Cette situation n’est pas sans évoquer le « limes » des Romains qui marquait la séparation entre les terres barbares et celles qui avaient été conquises par l’Empire. Alec Hargreaves, auteur du livre Migration Control, Open Frontiers and European Unity décrit ainsi cette situation : « …Tant qu’il n’y aura pas une réduction de l’écart entre les conditions matérielles en Europe de l’Est et celles de l’UE… l’ancien rideau de fer restera remplacé par cette nouvelle ligne de séparation entre les nations riches et les nations pauvres en Europe, et celles situées du côté le moins prospère y seront maintenues par les accords négociés à Schengen, à Dublin, à Maastricht… Même si les pays de l’Est atteignent ce seuil, l’UE semble devenir une forteresse obstinément interdite aux pauvres du monde. »
Département de Vaslui, Roumanie. Cette partie de la Roumanie est certainement celle qui voit passer le plus grand nombre de clandestins. La surveillance n’y est pas aussi sévère que dans les autres pays aspirant à faire partie de l’Union, non pas que les gardes y fassent moins bien leur travail mais parce que les budgets manquent. Ici il n’y a pas encore de caméras thermo-vision et on attend les Nissan tout-terrains promises par l’Union. Cela avec un rien d’impatience lorsqu’il faut se pencher pour la troisième fois le même jour sur le moteur de la vieille jeep « made in Romania ». Il y a peu de gardes aussi zélés que les Roumains pour surveiller les frontières extérieures de l’Europe. Ils remplacent leur manque de moyens par une énergie à toute épreuve, s’appliquant du mieux qu’ils peuvent pour être reconnus comme les bons élèves sur la liste des candidats.
Pour couronner le tout, la Roumanie fait face à la Moldavie, pays le plus pauvre d’Europe, ce qui ne facilite pas le travail de surveillance. Les trafiquants y sont nombreux et on y trouve d’innombrables passeurs. De tous les métiers de la contrebande, le trafic d’êtres humains est certainement le plus alléchant ; la demande est là, l’offre est généreuse, le client se trouvant être en même temps le « produit » dans bon nombre de cas. Les risques sont infiniment plus faibles que ceux du trafic d’armes ou de stupéfiants et les réseaux de passeurs sont tellement bien organisés. On sait que le prix d’un passage pour un seul clandestin peut varier de 2500 à 10 000 dollars selon les moyens de transport, les risques ou la difficulté de l’expédition. Il est aussi intéressant de constater que ces pauvres qui ont l’air de tant effrayer l’Union ne sont certainement pas les plus démunis dans leurs pays mais doivent appartenir à une classe moyenne pour laquelle les sommes demandées restent abordables, au prix toutefois d’énormes sacrifices. Il ne faut surtout pas perdre de vue l’immense masse de ceux qui ne pourront jamais quitter leur pays. L’immigration a plusieurs visages et les gens qui la composent ont accès à des moyens différents pour arriver à leurs fins. En résumé, il y a trois grands groupes de migrants : les sans-papiers, d’autres un peu mieux lotis qui peuvent se munir de faux documents et enfin ceux qui peuvent se procurer de vrais visas, même si ceux-ci ne sont valables que pour une courte période.
Pour ce qui est de la Hongrie, si, dans leur grande majorité, les Hongrois veulent faire partie de l’Union, ils restent sur leurs gardes et entendent bien montrer à l’Europe qu’ils ne se contenteront pas d’être l’arrière-cour d’un quelconque royaume. Pour l’instant comme tous les autres pays désireux d’adhérer à l’Union, la Hongrie est en train de s’équiper du matériel de pointe requis pour mieux surveiller sa frontière orientale. Le pays renforce l’observation du côté de l’Ukraine bien évidemment, mais aussi du côté de la Roumanie qui n’entrera que bien plus tard dans l’Union et dont la fonction de filtre, comme nous l’avons vu plus haut, n’est pas encore au point. Plus de mille caméras permettant de voir la nuit sont déjà en fonction le long des frontières extérieures et il est prévu d’en acheter encore plus de deux cents avant la fin de 2002, dont les fameuses unités mobiles de thermo-vision. Ce sont des bus ressemblant à n’importe quel bus de livraison, disposant de tout un matériel très sophistiqué de détection nocturne. Les voir à l’œuvre est très impressionnant : c’est avec une majesté toute robotique que d’une carrosserie anodine surgit un œil aussi impersonnel qu’inquiétant. Lorsque l’on pénètre dans le corps du cyclope on y découvre des entrailles transpirantes de technologie de pointe et de précision. Ce n’est pas sans fierté que les gardes montrent à l’écran avec quelle clarté on peut déterminer le sexe et l’âge approximatif d’une personne marchant à plus de dix kilomètres de là… en pleine nuit ! On ne peut s’empêcher de penser qu’au même moment en Roumanie, un malheureux garde est peut-être en train de parcourir à pied et dans le froid la même distance que l’œil électronique vient de survoler en un instant.
L’Allemagne ne connaît que trop l’importance de la Pologne en ce qui concerne sa sécurité extérieure. Avec ses 47 stations réparties tous les 25 kilomètres le long de la frontière orientale, la police des frontières polonaise est certainement la mieux équipée de tous les « États-remparts ». Les chiffres les plus récents montrent un net progrès dans la surveillance : de 10 000 arrestations en 1997, le nombre est passé à un peu plus de 5 000 en 1999, ce qui tend à démontrer que les passeurs et organisations criminelles choisissent de moins en moins de passer par la Pologne et de plus en plus par la Roumanie ou la Slovaquie.
La Pologne prévoit également de construire plus de camps pour les réfugiés et de renforcer le contrôle des données informatiques afin de pouvoir transmettre le plus d’informations possibles sur les illégaux. À terme il s’agit de se brancher sur le super-réseau SIS et SIS II (Schengen Information System) contenant toutes les données sur tous les mouvements migratoires dans et à proximité de l’espace Schengen. Le coût de l’opération est estimé à 200 000 euros par poste-frontière. La construction de nouveaux miradors est prévue ainsi que la modernisation du matériel en général.
En Lituanie, le statut d’étranger est parfois bien difficile à définir. Le cas d’un Lituanien revenant au pays après avoir vécu sur le territoire russe pendant la période soviétique est exemplaire du genre de problèmes auquel doivent faire face les États à nouveau indépendants. Vladimir (nom fictif) était en effet allé travailler hors des limites de son pays, sur le territoire de l’actuelle Russie. Quand au début des années 1990 la Lituanie acquiert son indépendance, Vladimir décide de retourner y vivre. Il tente de franchir la frontière et se fait arrêter par la police lituanienne. Vladimir, bien que parlant le lituanien, n’a aucun moyen de prouver quel est son pays d’origine, car il n’a plus de papiers depuis longtemps. Il se trouve donc dans un camp, dans son propre pays, au milieu d’autres réfugiés venant de loin, sans autre possibilité que d’attendre que sa demande d’asile soit acceptée.
La Lettonie fait partie des trois États baltes qui devraient rejoindre l’Union européenne. Comme l’Estonie et la Lituanie, elle ne faisait pas partie des États tampons mais était totalement assimilée à l’Union soviétique suite au pacte Ribbentrop-Molotoven d’août 1939, et n’a retrouvé son indépendance que lors de la chute du bloc communiste. Les Lettons ont connu les déportations et les camps de Hitler aussi bien que ceux de Staline. […]
L’Estonie est une vaste étendue blanche, un désert de neige et de glace, un endroit où l’on se sent abandonné, inutile. Dans ce silence mortel où l’on pourrait croire que seul le vent du nord a sa place, on finit par apercevoir des traces de vie. Des pêcheurs regroupés autour d’un trou pratiqué dans la glace attendent la prise de la journée, un bruit grinçant vient ensuite troubler la majestueuse pesanteur du lieu. Un bruit d’abeille, les motoneiges des pêcheurs ? Non, celles des garde-frontières. Dans cet environnement, sur le lac Peipus, quatrième lac d’Europe, bien plus grand que le lac Léman, c’est un des seuls moyens de se déplacer. Les Hovercrafts, bateaux propulsés par une grande hélice aérienne permettant de se déplacer aussi bien sur l’eau que sur la glace, sont aussi très efficaces et sont utilisés par les patrouilles de surveillance. Le travail des garde-frontières est aisé dans cette partie de l’Europe. Cette immense étendue immaculée est leur meilleure alliée. Tout mouvement est perçu de loin. Les traces de pas restent imprimées dans la neige et fournissent toutes les informations souhaitables quant à la direction prise par un groupe de personnes, leur nombre, etc. En été l’eau joue son rôle de barrière de manière un peu moins efficace, mais tout le matériel électronique de détection est déployé pour aider les gardes. De plus, l’été dans cette région n’est jamais trop long. Ce lac s’étend sur la quasi-totalité de la frontière avec la Russie, au-delà, quelques caméras thermo-vision la surveillent entre l’extrémité nord du lac et la mer Baltique.
Le limes, le rempart, la frontière extérieure de l’Union européenne prend fin ici, face à la mer. Les mouettes sont pareilles aux mouettes de la mer Noire, l’écume froide façonne les mêmes sculptures de glace sur les digues. La mer est identique, seul son nom change. Il y a plus de deux mille ans, des hommes semblables en tout point aux hommes d’aujourd’hui construisaient une frontière similaire, qui, si elle ne suivait pas le même tracé, coupait l’Europe en deux du nord au sud. Chaque époque a ses raisons de construire des remparts, chaque époque vit dans la crainte d’un danger, et l’être humain n’a pas eu le temps d’appréhender le problème d’une autre manière. Deux mille ans, ce n’est rien dans l’histoire de l’humanité, ou ce n’est pas grand-chose. Quel est le sens de tout cela ? On imagine la peur des Romains face aux hordes barbares. Même si ces derniers n’étaient pas tous des guerriers sanguinaires, on estime facilement cette peur comme légitime, compréhensible. Mais pouvons-nous dire de nous-mêmes, hommes du XXIe siècle, que nous ressentons une peur égale ? Cette question posée de manière personnelle appelle une réponse modérée, alors que tout, pourtant, semble la souligner. Il n’est pas souhaitable que l’Europe devienne une forteresse mais, comme l’a dit Michel Rocard, il n’est pas possible d’accueillir toute la misère du monde. Devant cet état de fait, nous réagissons avec les moyens dont nous disposons, sûrement maladroitement, mais c’est une réaction de nantis et les nantis ne sont pas seulement ceux qui nous gouvernent, nous en faisons partie, essayons de ne pas l’oublier.
Yann Mingard et Alban Kakulya ont fréquenté tous deux l’école de photographie de Vevey. En 1993, ils se rencontrent au Nicaragua et travaillent sur la délinquance juvénile et les jeunes drogués vivant dans les rues. Ce sujet donne lieu à une première exposition photographique à la galerie Basta, à Lausanne. Mingard et Kakulya ont ensuite exposé des travaux individuels pour lesquels ils ont reçu de nombreux prix. Ils se retrouvent en 2003 lors de leur exposition À l’est d’un nouvel éden, organisée dans le cadre du Swisspeaks Festival à New York. Sélectionnée à de nombreuses occasions, cette exposition s’est vu décerner à Arles le premier prix FNAC européen de la photographie en 2003.
L’agence Strates est un collectif fondé à Lausanne en 1990. Les photographes de l’agence Strates pratiquent entre autres le reportage, le portrait et le paysage, principalement pour la presse, l’édition et les milieux institutionnels et culturels.