Jason Dodge et Rob Kovitz, Into Black… et pas blanc comme neige – Virginie Doré Lemonde

[Printemps 2010]

Jason Dodge et Rob Kovitz
Dazibao centre de photographies actuelles, Montréal
Du 24 octobre au 28 novembre 2009

La galerie Dazibao présentait cet automne une exposition particulièrement hors norme. En effet, les œuvres des artistes Jason Dodge et Rob Kovitz, portant sur le réemploi d’images et le développement du récit, sont déstabilisantes tant dans le fond que dans la forme.

Jason Dodge, artiste américain qui habite maintenant à Berlin, propose l’œuvre Into Black, qui consiste en fait en l’exposition de quatre feuilles de papier apparemment vierges. « L’artiste a demandé à quatre amis travaillant dans quatre ambassades situées dans une même rue à Berlin d’exposer chacun une feuille de papier photographique à la lumière du lever du soleil, le jour du solstice d’été 2006. »1 Ces feuilles sont en fait restées grises, uniformes. Elles ne révèlent ni ne cachent rien et ne représentent pas d’images ni de textes. À cause de l’absence de texte explicatif, le visiteur est ainsi laissé à lui-même et dépourvu de tout commentaire éclairant.

Le Canadien Rob Kovitz, quant à lui, présente une œuvre des plus magistrales. En effet, il s’agit d’une immense brique de près de 5 000 pages divisée en huit volumes, nommée Ice fishing in Gimli. Le visiteur est donc invité, comme à la bibliothèque, à s’asseoir et à consulter les livres.

Le récit prend forme pour le lecteur à mesure que ce dernier se familiarise avec l’objet qu’il a entre les mains. En émerge une sorte de biographie de l’artiste, où les angoisses et fantasmes semblent parfois être plus importants que les souvenirs d’enfance. En fait, cette œuvre hybride, en constante hésitation entre le texte et l’image, est en rupture totale avec la construction narrative et visuelle habituelle : « les textes et images proviennent de sources variées que l’artiste amalgame, ordonne et juxtapose dans une sorte de montage conceptuel, quoique très subjectif ».2

La partie écrite des huit volumes est composée uniquement de citations, apparemment sans lien entre elles, provenant de poètes ou d’écrivains célèbres allant de Flaubert à Beckett en passant par Frederick Philip Grove, considéré par l’artiste comme le premier écrivain canadien d’importance. Ainsi, la personnalité de Kovitz transparaît, mais le lecteur participe également à la construction du récit puisqu’il y projette immanquablement ses propres expériences, que ce soit une citation ou un auteur qui le touchent particulièrement, ou encore une photographie qui lui rappelle des souvenirs. Outre les citations, les volumes sont composés de plusieurs formes d’art, allant de la photographie à l’illustration. S’y trouvent également des cartes géographiques, des tableaux, des portées musicales. Il est intéressant de constater que malgré l’aspect hétéroclite de ces éléments, leur mise en commun forme un tout étonnamment cohérent.

Rob Kovitz habitant à Winnipeg et étant de toute évidence très attaché à ce coin de pays, il s’agit d’un projet éminemment canadien, voire manitobain, qui sera plus à même de toucher ceux qui ont déjà affronté les froids nordiques. L’hiver est en effet présent du début à la fin, qu’il soit question de pêche blanche, de grands espaces enneigés, de l’enfance passée à jouer dans les bancs de neige. Mais si les passages qui font état de la température extérieure ou de l’enfance sont assez limpides, Kovitz reste énigmatique lorsqu’il est question d’amour, de désir, de voyage, de carrière. Plusieurs questionnements demeurent sans réponse, et certains sujets abordés, comme le cannibalisme ou les disparitions inexpliquées, donnent l’impression de faire partie de préoccupations beaucoup plus profondes. Il semble s’agir d’une recherche de sens, et si « suivant l’Encyclopaedia Universalis, la mystique est le rendez-vous d’une énigme, c’est dans ces trouées, dans ces manques et absences, dans cette quête de ce qui est non révélé, que l’acte même de la lecture participe à la construction du récit. »3

Ainsi, c’est dans l’absence de réponse que le fond rejoint la forme et que le lecteur, qui croyait que le personnage dont il est question dans ces livres était celui de l’artiste, se demande s’il ne s’agirait pas, finalement, de lui-même. Les niveaux de réalité se confondent et la réflexion sur l’image, le simulacre et la vérité que l’on attribue à l’écrit prend finalement la première place.

En fait, les deux artistes proposent, de façon diamétralement opposée, une compréhension différente et originale de ce qui est donné à lire et à voir. Nous pourrions y discerner une prise de conscience de deux artistes contemporains qui font état de la subjectivité de l’art et du fait que chaque lecteur ou visiteur assimilera différemment ce qu’il y a devant lui selon son histoire de vie. L’idée, ici, est de lire entre les lignes et d’interpréter ce qui nous est donné à voir tout en se questionnant sur ce qui n’est pas dit ou montré. Comme chez Lynch et Antonioni au cinéma, nous nous retrouvons jusqu’à un certain point dans une esthétique de la disparition. C’est la quête de la boîte dans laquelle est censée se trouver la vérité et qui, immanquablement, s’avère vide au final.

1 Section exposition en cours : http://dazibao-photo.org/fr/programmation.html

2 Communiqué de presse, p. 1 : http://dazibao-photo.org/img/presse/into_black/dossier_presse.pdf

3 Idem.

Virginie Doré Lemonde a une maîtrise en Études cinématographiques portant sur la représentation de l’artiste moderne au cinéma. Au printemps 2009, elle a participé à l’organisation du festival de films de La Rochelle. Elle collabore également aux revues ETC et Ciel variable.