BNLMTL 2014 : L’avenir (looking forward) – Louis Cummins, Géopolitique et stratégies institutionnelles

[Printemps-été 2015]

Par Louis Cummins

En invitant des artistes tels que Lawrence Weiner et Krzysztof Wodiczko, deux pionniers de l’art conceptuel qui, dès la fin des années 1960, ont su allier art et militantisme social, les commissaires de la Biennale de Montréal 2014 ont clairement campé leur position1 : l’art qu’on a décidé de montrer n’est pas celui qui se réfugie dans l’exploration des différentes possibilités formelles d’un médium, ni celui qui se présente comme une réflexion ironique ou critique sur le modernisme et ses institutions, ni celui pour qui les enjeux sociaux de l’art portent essentiellement sur les questions identitaires, ni celui qui fait l’apologie de la société de consommation ou qui en fait la critique, et bien moins celui pour lequel les pratiques consistent à explorer les méandres de l’inconscient à la recherche d’un soi profond et tourmenté. Même les pratiques émergentes comme l’art sonore et les installations immersives ont été écartées au profit de la vidéo « narrative » et des installations « didactiques » qui tiennent un discours explicite sur le monde et ses possibles. D’emblée, on a cherché à montrer des œuvres qui tentent d’agir sur lui (comme on disait dans les années 1960 et 1970) tout en se demandant ce qui peut maintenant advenir. Pour les commissaires, il s’agissait donc de faire valoir des pratiques artistiques qui se positionnent dans le présent en regardant vers l’avenir, ce qui peut prendre plusieurs formes, certaines pratiques étant plus optimistes, alors que d’autres sont plus cyniques, certaines plus personnelles, d’autres plus collectives, d’autres encore plus transcendantales, certaines incitant à l’action, d’autres à la réflexion. Quoiqu’il en soit, on a cherché à montrer comment l’art pouvait transformer le monde et, dans cette visée, comment des pratiques, forcément locales et éphémères, pouvaient avoir une incidence plus globale.

Dans la perspective d’un repositionnement éventuel de Montréal comme l’un des lieux internationaux de l’art contemporain, la synergie qui a été créée entre le Musée d’art contemporain et la Biennale de Montréal ainsi que la participation de différents organismes dédiés à la diffusion de l’art et de la culture2 confirment que la collaboration entre différentes institutions est parfois préférable à la compétition potentiellement stérile qui s’installe trop souvent entre elles. L’édition de 2014 de la Biennale représente à cet égard un succès significatif en tirant parti de l’unification des ressources, et ce, au moment où le changement de garde à la direction des deux institutions laisse présager un renouvellement souhaitable et bienvenu des perspectives et des orientations artistiques montréalaises. Cependant, on doit souligner que cette fusion s’est faite au détriment de la Triennale québécoise, qui n’aura connu que deux éditions, en 2008 et en 2011, et qu’on aura ainsi reléguée aux oubliettes ; cela affectera indubitablement la compréhension et la connaissance que nous pourrons avoir des pratiques artistiques québécoises. Qui d’autre que le Musée d’art contemporain de Montréal prendra la relève et assumera cette responsabilité collective qui nous incombe de faire état des pratiques qui ont cours ici ? On doit se poser la question.

Dans le texte d’intention qu’il signe et dans les entrevues qu’il accorde à la presse, le co-commissaire Gregory Burke semble considérer Montréal comme une ville dont les aspirations nationales et culturelles se sont incarnées tant dans l’Expo 67 avec ses promesses techno-scientifiques que dans les actions du FLQ (Front de libération du Québec), qui ont eu pour effet de faire fuir les sièges sociaux des grandes entreprises vers Toronto et changé à tout jamais la réalité montréalaise. Pour lui, ces tensions entre les aspirations modernistes qui appartiennent à un passé désormais révolu s’inscrivent maintenant dans un ensemble beaucoup plus important de tensions économiques, géopolitiques et écologiques3. Pour illustrer son propos, il évoque notamment les enjeux entourant la question de l’Arctique dont font état les œuvres de plusieurs artistes montréalais (Richard Ibghy et Marilou Lemmens, Hajra Waheed et Arctic Perspective Initiative) qui jouissent d’une reconnaissance à l’étranger mais qui sont pourtant méconnus ici. Que doit-on comprendre de cette déclaration ? De toute évidence, il semble bien que la Biennale de Montréal soit devenue une institution canadienne aux visées internationales qui se soucie peu du milieu qui l’a vue naître, qui l’a soutenue et qui l’anime encore.

Dans une certaine mesure, cette position a partie liée avec l’orientation éditoriale de la Biennale. Il n’y a pas si longtemps, on associait les enjeux sociaux qui se manifestaient dans le champ de l’art à des questions identitaires : présence des cultures autochtones, appartenance ou orientation sexuelles, affiliations culturelles et libération nationale. Tous ces enjeux sont désormais subordonnés à des questions plus globales comme le réchauffement planétaire et les migrations de populations, l’accumulation et la circulation exponentielles de données informatiques, la mutation considérable des modes de communication et de la culture, la spéculation financière et commerciale, la prolifération des dispositifs de surveillance.

Dans le hall d’entrée du MACM, les œuvres d’Étienne Tremblay-Tardif et de Jillian Mayer suggèrent que le parcours conceptuel de la Biennale portera sur des questions sociales et culturelles. En effet, l’installation de Tremblay-Tardif, qui nous ramène en 1967, au moment de la construction de l’échangeur Turcot à Montréal, qui est aujourd’hui dans un état de délabrement presque apocalyptique (comme quoi les utopies modernistes d’hier ne sont plus que ruines), et les reconstitutions photographiques de nus féminins trouvés sur Internet tirées par Mayer en cartes postales que le visiteur peut apporter chez lui sont toutes deux assez emblématiques de notre époque. Toutefois, la dimension sociologique s’estompe quand, dans un cubicule situé juste à côté, une vidéo d’Emmanuelle Léonard, Postcard from Bexhill-on-Sea, diffuse en voix hors champ des conversations plus personnelles de vieillards sur fond d’images de la mer. Ces voix commentent le sens qu’a l’avenir quand il ne reste plus beaucoup de temps à vivre. Il est bien sûr question de l’avenir, mais dans un sens plus existentiel ou métaphysique que dans l’approche plus politique des artistes précédents.

Si un titre veut dire quelque chose, sur le plan institutionnel, on peut à la fois se réjouir et se désespérer de ce qu’il annonce : la synergie nouvelle entre les institutions montréalaises sera sans doute positive, mais les enjeux soulevés par ce groupement d’œuvres au caractère néo-conceptuel très marqué se présentent sur un fond culturel et social fort sombre. En outre, à l’image de ces animaux gisant au sol, qui semblent plus morts qu’empaillés et qu’Abbas Akhavan a disséminés tout au long du parcours de l’exposition, on dirait que, dans une sorte d’empressement à vouloir tourner la page et à renouveler notre univers artistique, une nouvelle garde est en train de redéfinir l’actualité suivant des formes frappées du sceau de l’austérité. Ce à quoi les œuvres de la Biennale se réfèrent (migrations, engouement pour la spéculation, etc.), ce sont des états de fait qu’on ne peut ignorer. Mais il faut se demander si les œuvres qui traitent de ces questions de manière aussi aride peuvent apporter quelque chose de plus à une conscience collective déjà en alerte. En revanche, une œuvre de l’exposition comme celle d’Ursula Biemann, Deep Weather, possède une charge visuelle et conceptuelle assez puissante pour servir d’exemple, malgré le commentaire en voix hors champ qui semble nous être chuchoté à l’oreille : la vidéo établit une relation entre l’exploitation des mines de sables bitumineux de l’Alberta et ses impacts sur différents écosystèmes, tant locaux que planétaires ; sa force tient surtout à ces images où l’on voit en zoom arrière une multitude de Bengali jetant des sacs de sable à la mer pour construire des digues afin de contrer désespérément l’inondation de leurs terres.

Les œuvres sélectionnées par les commissaires de la Biennale de Montréal sont verbeuses, ce qui n’implique pas au bout du compte qu’elles aient un effet réel sur le spectateur. Est-ce à dire, comme le suggère Mark Lanctôt à propos de la vidéo de Thomas Hirschhorn dans le catalogue de la Biennale, que, contrairement à ce que croyait la génération précédente, les images « ne sont que rebus dans les décombres du spectaculaire et du sensationnel4 » ? Aujourd’hui, bien sûr, nous sommes emportés dans des tourbillons d’images auxquelles nous serions devenus insensibles. Est-ce dire pour autant que les textes, les mots, les paroles et les sons n’auraient pas subi le même sort ? Nous sommes tous pris dans un chaos extrêmement complexe d’images, de textes, de données informatiques qui circulent morcelés dans des flux incessants et violents. Et dans ces flux, le temps, comme on l’imaginait avec un présent, un passé et un avenir, n’existe plus.

1 Du 22 octobre 2014 au 4 janvier 2015, la Biennale de Montréal 2014 était présentée au Musée d’art contemporain de Montréal ainsi que dans divers sites partenaires. Peggy Gale, commissaire indépendante autrefois liée à l’institution torontoise Art Metropole, et Gregory Burke, ancien directeur de The Power Plant à Toronto, en ont conçu le projet initial. En 2013, Lesley Johnstone et Mark Lanctôt se sont joints à l’équipe de départ après que le Musée d’art contemporain de Montréal eut décidé de saborder son propre projet de Triennale québécoise. Sylvie Fortin, la directrice artistique de la Biennale de Montréal, s’est ajoutée à l’équipe après que Nicole Gingras eut donné sa démission.
2 VOX, la Fonderie Darling, SBC, Parisian Laundry, l’Arsenal, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Quartier des spectacles et quelques autres sites moins attendus.
3 Voir le texte de présentation signé par Gregory Burke dans le catalogue de la Biennale de Montréal 2014 : « En bout de ligne, notre exposition vise à faire un retour en arrière, à partir de possibles futurs, pour examiner le présent et aborder les rapports entre le local et le mondial dans ce contexte. » BNLMTL 2014. L’avenir (looking forward), catalogue, Montréal, La Biennale de Montréal, 2014, p. 9. Le commissaire discute plus en détail de son point de vue à ce sujet dans une entrevue dans Art Review : artreview.com/previews/the_biennial_questionnaire_gregory_burke (consulté le 19 décembre 2014).
4 Mark Lanctôt, « Thomas Hirschhorn, Touching Reality », BNLMTL 2014. L’avenir (looking forward), op. cit., p. 56.

 
Louis Cummins est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art de la City University of New York (2003). Il est à la fois un auteur, un artiste multimédia qui s’intéresse aux installations immersives et un théoricien et critique d’art. Il a publié plusieurs essais de catalogues et des articles dans différentes revues consacrées aux arts visuels et médiatiques. Il est commissaire d’exposition et crée des vidéos et des installations interactives et immersives.

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