En quête de l’outre-vie – James D. Campbell

[Automne 2018]

Par James D. Campbell

Dans une remarquable exposition collective présentée récemment à Optica1, Raymonde April, l’une des meilleures photographes vivantes au Canada, a mis en commun tous les talents d’un groupe intrépide de compagnons de route itinérants, avec un effet de contagion. April a créé Outre­vie/Afterlife en 2013. Le groupe est formé de treize photographes accomplis2 dont le travail alimente la notion d’« outre­ vie » qui appartient au langage des images photographiques.

Tirant son nom d’une œuvre de la regrettée poète québécoise Marie Uguay, la bande se consacre à une exploration dialogique ouverte (rien de doctrinaire ou de solipsiste ici) de ce que l’« outre­ vie » – comprise comme une chrysalide thématique et un point d’appui unique, qui utilise le truchement du récit pour atteindre des finalités mnémoniques et inversement – peut signifier. Ses membres ont présenté en tandem des expositions de photographies grand format, des projections vidéo, des écrits expérimentaux et des installations sonores et d’objets, au Québec et ailleurs, dans des contextes institutionnels, performatifs et archivistiques. Les pièces exposées à Optica sont pour l’essentiel photographiques.

April et la conscience multiple coalescente du groupe dans son ensemble sont dynamisées par les mots d’Uguay :

L’outre­-vie c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on la regarde, que l’on cherche à y entrer. […] L’outre­-vie comme l’outre-­mer ou l’outre-­tombe. Il faut traverser la rigidité des évidences, des préjugés, des peurs, des habitudes, traverser le réel obtus pour entrer dans une réalité à la fois plus doulou­reuse et plus plaisante, dans l’inconnu, le secret, le contradic­toire, ouvrir ses sens et connaître. Traverser l’opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte3.

April elle-­même affirme : « Au départ, je m’imaginais former un groupe à même de dresser une cartographie existentielle des images photographiques, une représentation de leur passé et de leur futur. J’avais envie de créer une communauté où l’on aurait pu réfléchir aux façons dont les images ont leur propre vie, leur propre espace, et à la manière dont elles nous répondent4 ». Qu’elle ait réussi à donner vie à une telle communauté ne fait aucun doute.

Le catalyseur qui a permis la concrétisation de l’envie d’April est une résidence à Mumbai :

Quand j’ai visité [l’Inde] pour la première fois en 2012, lors d’une résidence à Mumbai, ce projet couvait déjà en moi, mais était toujours à naître, d’une certaine façon. J’avais un besoin de créer des images, simplement pour comprendre ce qui se produisait autour de moi. De retour à Montréal, Mumbai me hantait, me paraissait une fiction, irréelle, d’autant que j’étais la seule de mon entourage à avoir visité cette ville. J’ai invité les membres du groupe à intégrer ce récit en émergence, chacun avec ses propres affinités. Nos pratiques de créateurs d’images ont commencé à exprimer et à élargir cette notion d’outre-vie, de sorte que de nouvelles significations et dimensions s’y sont greffées. Quelques membres du groupe se sont mis à explorer des géographies qui évoquaient des traces, spectrales, témoignant d’une disparition. Au même moment, d’autres ont découvert, à la lumière des formes sculpturales d’objets, des façons d’observer et de distinguer les couches d’histoire et de mémoire accumulées au sein du monde matériel. Au fil du temps, de plus en plus des membres du groupe sont allés en Inde. C’est un truc biographique ; ça s’est simplement passé comme ça5.

April a démarré les activités de ce « groupe de recherche » à l’Université Concordia. Elle l’avait pensé au départ pour les étudiants de cycle supérieur, mais elle a fini par y convier étudiants et collègues professeurs. La plupart des étudiants sont aujourd’hui diplômés, mais la collaboration, qui s’est métamorphosée en un quasi-processus organique ou une « outre-vie », continue.

En règle générale, les groupes de recherche adoptent une structure formelle et occupent un espace physique au sein de l’université, mais Outre-vie a fait les choses différemment dès ses débuts. Ses membres ont pris l’habitude de se réunir à l’extérieur de l’université. Ils ont partagé des repas, voyagé ensemble, fait du travail de terrain. Le groupe Post-Image de Concordia demeure pour eux quelque chose comme un port d’attache, mais ils y travaillent beaucoup sur des questions de production, et l’essentiel de cette dernière est le fait de chaque membre individuellement et non du collectif en tant que tel.

Jessica Auer, la photographe et professeure réputée, explique : « Notre “recherche” prend habituellement la forme d’un partage du travail, du récit, de la prise de photographies. Nous avons fait quelques courtes virées jusqu’à Kamouraska qui se sont révélées très productives6 ». Kamouraska est un second chez-soi pour April. Elle-même a cultivé ce qui était déjà un trait commun à la plupart des photographes du groupe : un penchant assurément nomade et quelque peu anticonformiste.

L’exposition éponyme à Optica donne à voir des images saisissantes et nous offre l’occasion de saisir quelques dimensions de l’esprit du collectif et de ses impératifs. Les propres images d’April sont comme une sorte de chronique itinérante à travers son œuvre considérable, et c’est franchement grisant. Des images plus anciennes, véritables classiques pour de nombreux amateurs, comme Autoportrait, Québec, juin 1978 (2016, épreuve au jet d’encre sur Tyvek, 36 × 51 cm), sont intercalées entre des photographies plus récentes prises à Mumbai. Elles partagent toutes l’esthétique ascétique et laconique caractéristique du travail de la photographe.

L’œuvre de Velibor Božović balaye également un large éventail, des images en noir et blanc très maîtrisées des débuts de l’artiste au travail mené depuis son intégration au groupe en passant par ses riches archives. Dans l’exposition, sa passion pour les livres transparaît dans l’une des quelques installations d’objets, Encore/Odyssey (2011– aujourd’hui) composée d’une pièce sonore et d’une centaine de livres et étagères en tout genre. Les volumes choisis, chacun affichant une année différente du XXe siècle, témoignent de ses goûts excentriques. C’est une magnifique mise en valeur de la bibliothèque. La pièce audio est une compilation de paragraphes de chacun des livres, énoncés avec la voix inimitable de l’artiste jake moore. Comme le dit Božović « l’un des nombreux aspects positifs à faire partie de ce collectif est que nous avons tous, d’une façon ou d’une autre, préservé nos pratiques personnelles tout en étant en mesure de mettre notre travail en commun et d’échanger idées et opinions. Travailler “seul ensemble” est une blague qui circule dans le groupe, mais qui en fait résume bien la réalité7 ».

La jeune photographe talentueuse et nomade d’origine sud-coréenne Jinyoung Kim abonde dans le sens de Božović. Les images puissantes de ses parents et de leur domicile à Séoul, en Corée du Sud (que l’on peut également voir à la Galerie Patrick Mikhail à Montréal), sont accompagnées de plusieurs autres, toutes aussi fortes, prises à Mumbai. Celia Perrin Sidarous présente diverses photos qui donnent un aperçu synthétique de sa pratique poétique et singulière. Son intérêt pour les artéfacts historiques, si flagrant dans sa récente exposition à la Parisian Laundry à Montréal, se retrouve ici dans des œuvres comme Fragments, side view, Acropolis Museum (2015, épreuve au jet d’encre sur papier mat, 46 × 34 cm).

Les grands collages dans des tons de gris et de noir de l’artiste photographe chevronnée Andrea Szilasi sont particulièrement frappants par leur gravité et leur atmosphère. Ils font partie de la série Plotter Prints ; ils ont été tirés dans le cadre des études de maîtrise de l’artiste à l’Université Concordia et exposés dans leur totalité à la Galerie Joyce Yahouda à Montréal. L’esthétique éloquente et épurée à l’extrême de Chih-Chien Wang est un autre des temps forts de l’exposition, tout particulièrement avec des images comme Light and Lamp (2018, épreuve au jet d’encre, 76 × 51 cm).

Les images nomades de Jessica Auer sont elles aussi percutantes. Son œuvre intitulée Neon, January 12th, 2016 (2016, impression au solvant sur film transparent, dans un caisson lumineux, 31 × 46 cm) est l’une de ses plus abouties. Auer et April, toutes deux enseignantes reconnues pour leur excellence et leur dynamisme au sein de la communauté universitaire, ont sans nul doute insufflé l’élan créatif au travail du groupe. Dans ses projets en cours, en Islande et ailleurs, Auer s’intéresse à la manière dont le tourisme bouleverse des environnements auparavant préservés au-delà de toute possibilité de restauration. Ses images, par leur majesté et leur portée, sont toujours étonnantes.

Auer confie : « Je dirais que notre but principal est d’aborder les “autres vies des images”. Nous y pensons dans le cadre de nos pratiques personnelles et en tant que groupe, partageant notre travail individuel au sein d’un collectif. Mais si vous demandez à un autre des membres ce que nous sommes, il se peut qu’il ou elle vous fasse une réponse totalement différente, et c’est parfait ainsi. Nous aimons le fait que nos histoires se mélangent ou se croisent régulièrement8 ».

L’exposition propose également des images itinérantes prises à la fois au Québec et dans des contrées lointaines, comme le Tibet ou encore à Athènes, par d’autres membres du groupe : Jacques Bellavance, Gwynne Fulton, Katie Jung, Lise Latreille, Marie-Christine Simard et Bogdan Stoica. La première étape pour April a consisté à enjoindre ses covoyageurs à embarquer dans une sorte de récit collectif en images, lequel serait profondément ancré dans la mémoire et le nomadisme, avec des connotations ritualistes. Cette première affectation (ou plutôt, invitation) signifiait que tous les photographes participants acceptaient d’ouvrir leurs archives, pour voir ce qui en sortirait. Qu’on y ait trouvé quelques joyaux est une évidence, étant donné ce qui s’offre au regard à Optica.

Cette injonction archivistique s’est avérée (et demeure) cruciale. Comme le dit April,

[…] il était logique de mettre sur pied une archive vivante qui allait pouvoir croître et proliférer. Par un processus collaboratif de montage et d’agencement, des fragments de mémoire jusqu’alors ignorés ont pu être enregistrés et rassemblés en un espace partagé, ce qui a donné lieu à des trajectoires inédites et inattendues. Ce mode de travail collectif nous a permis d’examiner les frontières fluides qu’on trace entre le soi et l’autre, la mémoire et l’oubli, le réel et le fictif, la continuité et la fragmentation – le tout de façon créative9.

L’archive est un répertoire puissant dont les contenus vont et viennent sans cesse dans le temps, dévoilant des réserves cachées de signification, ouvrant de nouvelles possibilités, contribuant à un dialogue chiasmatique. Ce dialogue ne se limite pas aux membres du groupe en question, mais s’ouvre sur l’extérieur au public, l’invitant à apporter lui aussi ses pistes d’interprétation à la table.

Le philosophe Jacques Derrida a déjà décrit le « mal d’archive » comme « brûler avec passion, c’est de ne jamais se reposer […] de chercher l’archive là où elle s’échappe […] C’est d’avoir un penchant compulsif, répétitif et nostalgique pour les archives, un désir irrépressible de revenir à l’origine, un mal du pays, une nostalgie du retour à l’endroit le plus archaïque du commencement absolu10 ». Clairement, April partage cette compréhension de l’archive, et l’a communiquée au collectif qu’elle dirige.

En ce sens, Outre-vie cultive des formes d’esprit communautaire à travers l’acte créatif. Cette idée de « communitas » (communitas étant un nom latin qui désigne une communauté sans structures où chaque personne est sur un pied d’égalité, ou l’essence même de la collectivité ; en anthropologie, le mot renvoie à la notion de partage et d’intimité qui s’installe entre personnes vivant la liminalité en tant que groupe) est ici transformée en idéal photographique. L’anthropologue réputé Victor Turner a mis de l’avant l’importance du récit et centré son exploration de la liminalité en premier lieu sur les rites de passage qui concernent spécifiquement l’initiation. De son point de vue, de tels processus englobent la transitionnalité extatique, ou le devenir essentiel, de l’état liminal11. De manière semblable, April fait sienne l’importance d’une esthétique transitoire et sujette à mutation, et encourage ses cohortes nomades à raconter des histoires du passé, du présent et de l’avenir.

Et cela est sans nul doute représentatif des images du collectif Outre-vie, qu’il faut voir comme le terreau d’une narration créative. Ce qui est sans doute encore plus remarquable est la manière dont les images en question parviennent à rayonner jusqu’à inclure le spectateur lui-même, et la boucle est bouclée lorsque nous faisons l’expérience de cette liminalité qui lie chacun des membres du groupe, lorsque nous regardons leurs photographies dans le détail et en venons à comprendre quelque chose à propos du comment et du pourquoi de leur plongée au plus profond. Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy

1 Outre-vie/Afterlife, OPTICA Centre d’art contemporain, Montréal, du 14 avril au 16 juin 2018.
2 Raymonde April, Jessica Auer, Jacques Bellavance, Velibor Božović, Gwynne Fulton, Katie Jung, Jinyoung Kim, Lise Latreille, Celia Perrin Sidarous, Marie­-Christine Simard, Bogdan Stoica, Andrea Szilasi et Chih-­Chien Wang.
3 Marie Uguay, L’outre-vie, Montréal, Éditions du Noroît, 1979, p. 9.
4 Raymonde April, entrevue avec Gwynne Fulton, dans Outre-vie/Afterlife, Québec, VU, 2018, p. 6.
5 Ibid.
6 Conversation de l’auteur avec Jessica Auer.
7 Conversation de l’auteur avec Velibor Božović.
8 Conversation de l’auteur avec Jessica Auer.
9 April, Outre-vie/Afterlife, p. 6.
10 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne. Paris, Galilée, 1995, cité dans Catalogue de l’exposition Fragments d’écriture de Louis Boudreault [https://fr.slideshare.net/AlexandreMotulskyFal/ catalogue-de-lexposition-fragments-dcriture-de-louis-boudreault-96072577, consulté en ligne le 11/06/2018].
11 Victor Turner, « Betwixt and Between: The Liminal Period in Rites de Passage », dans The Forest of Symbols, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1967.

 

James D. Campbell est auteur et commissaire ; il écrit fréquemment sur la photographie et la peinture depuis Montréal, où il vit.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 110 – MIGRATION ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Outre-vie – James D. Campbell, En quête de l’outre-vie ]